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LE LION ET LE TAUREAU

qui a comme le goût de la mort : le taureau avait renversé l’obstacle, il bondissait, plein de la rage stupide et formidable de sa race. J’accélérais ma fuite, mais je n’étais pas de force. À chaque seconde la galopade de la brute devenait plus distincte !… Et personne à l’horizon : pas un vacher, pas une vachère. D’ailleurs, ils n’auraient pas eu le temps de me secourir ; le taureau était proche ; j’entendais son souffle furieux ; il me semblait déjà sentir les cornes aiguës…

Soudain retentit une grande voix rauque, qui ressemblait à un rugissement ; je vis se lever des hautes herbes l’homme aux cheveux jaunes et au visage roux. Formidable et grotesque, ses longues griffes étendues, sa bouche énorme ouverte, il bondissait comme un kangourou. En trois sauts, il se jetait sur le taureau… Je le jugeai perdu et, malgré mon épouvante, je me retournai. Alors, je vis un spectacle extraordinaire. L’homme s’était hissé sur le dos de la bête, il s’y accrochait des griffes, des genoux et, de ses fortes canines, il ouvrait une jugulaire, il se mettait à boire le sang pourpre à longs flots, comme eussent pu faire un léopard et un tigre. Le taureau, fou de rage, tantôt essayait de le désarçonner, tantôt galopait avec frénésie. Mais l’homme tenait ferme, il agrandissait encore la blessure, il ne cessait d’aspirer la liqueur écarlate…

La scène dura longtemps. Puis la bête s’arrêta, toute tremblante, et s’abattit sur le pâturage,