Page:Rosny aîné - La Vague rouge.djvu/126

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septuagénaire agile, plaintive et chimérique, qui avait l’art d’attiser les rancunes.

Adrien Bossange souffrait d’une bottine gauchie, mal ressemelée ou dépolie, au point d’en transpirer ; il portait jusqu’à l’héroïsme la décence du costume. Il changeait de chemise le samedi et non le dimanche, jugeant cela plus aristocratique. Nul homme n’a porté si loin l’art de ne pas salir ses plastrons. Il nettoyait ses habits au fiel de bœuf et connaissait dix secrets pour entretenir les « haute forme ». Sept ou huit fois par jour, il se lavait les mains. Tant de soins n’étaient pas inutiles : même lorsque sa jaquette commençait à jeter un éclat de tôle, Adrien apparaissait net comme un chat.

Ce petit employé descendait de familles dont la déchéance avait été continue. Ses bisaïeux exerçaient de grands négoces ou dirigeaient de vastes industries. Encore riches, les grands-pères n’avaient pas eu la fortune de leurs ascendants : la banque de l’un tarit lentement ; l’autre ne put maintenir la prospérité de sa filature. Le père de Bossange mourut en laissant des dettes, si bien qu’Adrien, à vingt-deux ans, se trouva sous le joug.

C’était un bon employé. Comme il se pliait joyeusement à la discipline, il devait conquérir les patrons qu’eussent rebutés l’orgueil, la familiarité ou l’indiscrétion. Patru (grains, fourrages et issues) l’admira et l’aima. Il le mit à l’épreuve et le trouvant toujours égal à sa tâche, lui fit sauter les échelons. Peut-être cette chance vint-elle trop tôt. Dès le principe, Bossange avait résolu de reprendre rang parmi la bourgeoisie. Grâce à l’intervention de Patru, ses économies dépassèrent, à vingt-sept ans, le triple de ce qu’il avait prévu. Et il se trouva, dans le faubourg Saint-Jacques, un délicieux petit magasin de grainetier où deux vieillards perclus exerçaient un trafic profitable ; le voisinage produisait