Page:Rosny aîné - La Vague rouge.djvu/142

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lait dans sa barbe. Quelquefois, il poussait un hurlement. Alors Philippine riait démesurément et, dehors, on entendait s’éjouir le peuple.

Comme toujours, le tanneur dut prendre la fuite. Il n’eut pas le courage d’aller jusqu’à la tannerie ; il échoua chez Bihourd. De rage et de misère, il vida cinq canettes de bière. Des plaintes s’échappaient de sa poitrine, que n’écoutaient ni le père Cramaux dit Cul-de-Singe, ni deux citoyens tachés d’huile qui tournaient le zanzibar. Quelques gamins se tenaient au seuil. Tous espéraient que Gourjat imiterait le cheval, le chien blessé, la grenouille ou la grosse caisse. Il le savait bien, sa douleur s’en accroissait, il ne se parlait plus qu’à lui-même ou bien il pratiquait la prosopopée :

« Oui, oui, tu n’avais qu’un mot à dire et tu aurais eu Mlle Pasquerault, avec la tannerie et la tranquillité. Et elle était gentille, encore : tu aurais eu de l’agrément et des gosses… Qu’est-ce qu’elle avait pour elle, cette Philippine Bertrix ? Pas le sou, maigre et un nez de juif… un nez où on fourrerait tout le tabac d’une tabatière et la boîte avec ! Ah ! Madame Giraud, qui aurait dit que vous feriez ma misère ! C’est vous qui m’avez poussé… Oui, madame Giraud, vous m’avez mis un cataplasme sur les yeux. Sans vous, je ne lui aurais pas parlé, vous nous avez prêté votre salon, madame Giraud, et j’ai été plus malheureux que les pierres ! »

Ainsi parlait la pauvre Trompette ; sa peine lui crevait le cœur, mais elle n’atteignait pas le cœur des autres ; il sentait amèrement que l’homme est seul parmi les hommes ; une indignation le soulevait, il cherchait la colère au fond des canettes, grognant :

— Ce n’est pas vrai ! Mes pieds ne puent pas… Tenez, j’ôte mon godillot ! Et pour ce qui est de mes organes, je parie mille francs que je ferai un enfant à celle qui voudra et qui est capable ! C’est