Page:Rosny aîné - La Vague rouge.djvu/144

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

autres. C’est comme si on croissait, comme si on s’ajoutait des forces nouvelles. Sans doute, on ne peut pas détruire ses chagrins. Ce serait trop beau. Mais on peut les envelopper, en quelque sorte… ils ne nous touchent plus aussi vivement : c’est comme des fleurets mouchetés.

Ensuite il racontait des anecdotes ; il en connaissait un nombre incroyable.

Le temps était tendre, de beaux nuages tournaient sur la banlieue, et quand Rougemont eut dit ce qu’il fallait dire, il se remit à interroger le tanneur, sachant que, hors les taciturnes, tout homme aime à se servir de la parole ailée. Ainsi l’heure passa et quand il s’en revinrent par la route crépusculaire, une âme de plus était prête à s’émouvoir pour le bonheur des multitudes.


Le petit Taupin ne s’intéressait pas à l’avenir ; c’est à peine s’il se le figurait. Il considérait la parole comme un piège ; dès qu’on lui faisait des phrases, sa peau se tendait sur le crâne dur, ses yeux sautillaient de droite et de gauche, il ronflait. Sans doute, il voulait bien qu’on augmentât son salaire et il était prêt à gueuler avec les autres, aux jours de grève. Mais pour des patrons, il en fallait. Il se le disait à soi-même :

— Moi, patron ! Ah ! bien… ça serait propre : je mettrais dix chevaux à une omnibus et y foutraient le camp !

Il vidait son verre, en écoutant Rougemont, Pouraille, Dutilleul, et se donnait, discrètement, des coups sur la fesse. Néanmoins François ne lui déplaisait point. Il échangeait une poignée de main et clignait de l’œil. Lorsque le meneur lui adressait personnellement la parole, il murmurait :

— J’ai du nougat dans la tête !

— Vous savez pourtant que vous êtes exploité ?

— C’est mon genre. Je suis fait pour être exploité