Page:Rosny aîné - La Vague rouge.djvu/303

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la volée, et s’enfuit le long de la clôture, jusqu’au coin de la rue Lanson. À force de se reprocher sa couardise, il reprit quelque sang-froid ; mais son cœur restait pesant, il ne pouvait s’empêcher de croire que leur témoignage se tournerait contre lui.

Il erra quelque temps au hasard des rues, la mémoire en déroute. Une nouvelle émotion lui tordait le ventre : il fallait dîner. Il n’en avait aucune envie, l’idée des aliments lui faisait horreur : mais on remarquerait son absence au restaurant. D’un effort terrible, il s’arracha de la pénombre. Les rues claires parurent moins pénibles qu’il ne l’avait appréhendé, et lorsqu’il parvint devant son « bouillon », il était presque calme. Une bouffée de ragoût, de graisse chaude, de viandes rôties lui apporta le souvenir d’heures pacifiques ; il tourna le loquet de la porte vitrée, il alla chercher au fond, dans l’encoignure, une place qu’il préférait.

Les têtes se levaient à son passage. Casselles éprouva un réconfort extraordinaire lorsqu’il reçut le salut d’un vieil habitué, vit la patronne esquisser le sourire d’accueil et le garçon Charles se hâter pour prendre ses ordres. À l’idée qu’il était encore, pour ces gens-là, un homme comme les autres, une manière d’enthousiasme précipita son souffle. Il commanda un repas très léger : côtelette, épinards à l’oseille, brie, biscuits à la cuiller. Pour se donner du cœur, il avala incontinent un verre de vin pur. La bonhomie du milieu, l’accoutumance, la chaleur de l’alcool, l’encouragèrent à consommer sa côtelette et la plus grande partie des épinards ; le chien de la maison lui aida à finir son brie ; il glissa adroitement deux biscuits dans la poche de son gilet et sortit avec le sentiment du devoir accompli. Dehors, son cœur s’affadit, ses pieds se crispèrent, il lui vint un désir immense de dormir. Mais il savait qu’il ne dormirait point, et qu’il fallait