Page:Rosny aîné - La Vague rouge.djvu/33

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leur logique flexible se plie aux idées disparates et se plaît aux antinomies… L’avenir se levait, frais et tendre comme une jeune femme.

La propagande du jeune homme s’exerça d’abord par intermittences. La lecture l’absorbait, et l’apprentissage d’une profession. Il lisait mal, sans patience, plongeant et bondissant à travers les paragraphes. Une épithète déclenchait des énergies immenses. Un mot devenait une cloche. L’aventure humaine s’échappait des pages ; les multitudes coulaient comme des fleuves ; les cités se perdaient dans les astres ; la douleur et l’affliction grondaient en cataractes. Il attendait perpétuellement la vérité éclatante qui allait fulgurer à la page suivante ou à la fin du chapitre, il dévorait, avec la même fougue, les livres de science, de métaphysique, d’histoire et de sociologie. Comme sa mémoire était bonne, les notions, les doctrines, les anecdotes s’y agglomérèrent, nombreuses. Il eut, moins complète, la nature d’instruction des philosophes — et pour ce qu’il avait à faire, plus d’ordonnance eût été vaine. Car, après tout, l’ordre scientifique est arbitraire, l’ordre philosophique illusoire et l’ordre historique un merveilleux chaos.

Astreint à trop de méthode, le philosophe perdrait l’imagination conjecturale, le sociologue aboutirait à l’impuissance, le théoricien socialiste sécherait sur place.

Rougemont sut ce que doivent savoir les hommes de sa sorte, et quelque chose de plus. Il eut un réservoir d’images et d’idées au service d’une sentimentalité fiévreuse. Par surcroît, il montra pour sa profession — la reliure — de telles aptitudes qu’il en conquit la liberté. L’amour du travail bien fini et d’allure élégante le conduisit aux cours spéciaux. À vingt-deux ans, il était relieur d’art, apte, selon les circonstances, à imiter les reliures des vieux maîtres aussi bien qu’à en créer de nouvelles.