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Page:Rosny aîné - La Vague rouge.djvu/34

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Il gagnait sans peine vingt francs par jour ; en tout temps, il eut plus de travail qu’il n’en désirait. Cette facilité le mena à la propagande.

Puisque trois ou quatre mois de travail lui faisaient son année, puisque, par ailleurs, Charles Garrigues, bon peintre décorateur, gagnait sa vie et celle de la tante, Rougemont se mit à prêcher les hommes. Il fut d’abord une goutte d’eau perdue dans le fleuve. Il s’en allait au hasard, fraternisant avec de menus groupes, assidu aux cercles d’études, mêlé à de faibles mouvements électoraux, égaré dans quelque grève.

Ce vagabondage était plein de charme. Le jeune homme aimait naturellement la foule. Il supportait son désordre, sa fumée, son odeur, sa jovialité grossière, ses colères saugrenues, ses instincts de mauvais troupeau, sa naïveté féroce et ses crises d’imbécillité. Il avait la parole et le geste qui coïncident avec les exaltations, accélèrent les enthousiasmes, coordonnent et rythment la révolte.

Il partait volontiers, avec des inconnus, manger des fritures, des omelettes couleur d’ocre ou de citron, parmi l’émeraude, la rouille, le rose des tonnelles, dans une salle enfumée, une arrière-boutique, une cuisine de ferme qui fleure le lard, devant les rôtissoires, les crémaillères, les grands crépuscules, les rues folles, les routes de banlieue où joue la feuille morte. Il connaissait ces fraternités brusques qui jaillissent d’un verre de piquette, cette aise qu’on a de se sentir les coudes, sans prévoyance, sans souci, sans heure, avec de bonnes paroles et des instincts de horde. Il voyageait aussi, plus curieux d’autres milieux, d’autres accents et d’autres visages que de renommée, et s’attendant toujours à découvrir quelque chose d’extraordinaire et de définitif.

Lorsqu’il entendit Jaurès pour la première fois, il passa une nuit dans le délire. Ensuite, il s’engoua