Page:Rosny aîné - La Vague rouge.djvu/355

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— Je ne vous voyais pas d’abord, fit-elle, à cause de ces fusains et du kiosque… et j’avais peur !

— Peur ?

— J’aurais mieux aimé un coup de couteau que de ne pas vous voir.

Cette véhémence l’inquiéta : la fille allait-elle s’attacher et souffrir. Mais il en fut touché aussi, et s’abandonnant à l’insouciance, il entraîna Eulalie par ces rues où une ombre charmante de vieille France se mêle à des odeurs moisies.

— N’est-ce pas, fit-il, il vous serait facile d’obtenir quelques semaines de congé ?

Elle le regarda, surprise :

— Bien sûr. Il y a un vent de chômage… le singe ne demanderait pas mieux.

— Eh bien ! ma grande fille, vous prendrez vos vacances… nous filerons à la campagne, à moins que cela ne vous ennuie.

— M’ennuyer ! cria-t-elle.

Elle s’était arrêtée, une stupeur immobilisait ses bras. Puis elle s’assombrit, méfiante :

— Non ! C’est une farce ?

— Ce n’est pas une farce.

Elle esquissa un pas de valse, ses yeux s’ouvrirent comme des lanternes ; haletante, elle contemplait ce rêve qui lui semblait perdu dans les nuages. Comme elle l’avait fait et refait, depuis sa petite enfance ! Quel regard dévorateur sur les affiches de chemin de fer où l’on voit une Arlésienne, la plage de Biarritz, les bouquetières de Nice, des montagnes indigo, cinabre ou salade, des glaciers, des lagunes, des palais, des navires, des golfes, des chiens Saint-Bernard et des pâtres basques !…

L’invitation au voyage descend lentement des murailles dans les âmes pauvres et y fait d’incalculables ravages. Luxe des civilisations machinistes, jailli des entrailles en feu de la locomotive et du