Page:Rosny aîné - La Vague rouge.djvu/378

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Christine entamait sa grande lutte contre les choses et les hommes. Elle venait de fonder, au delà du Grand-Montrouge, un atelier de brochure ; il fallait développer l’entreprise. Elle s’y appliquait avec sagacité et vigilance. Comme le succès était en elle, déjà elle réussissait à vaincre les forces obtuses et les accidents perfides qui guettent nos initiatives. Elle recevait un gros appoint de Delaborde. Il avait encore accru l’importance de son imprimerie, en absorbant la maison Philippe Roubays, et trouvait avantage à donner une grosse partie de la brochure à Christine. Il satisfaisait ainsi son goût pour la belle fille.

Elle était son dernier amour — un amour honteux, craintif et triste. Pour la posséder durant une saison, il l’aurait épousée en lui reconnaissant une dot considérable. Peut-être aurait-il consenti à un mariage blanc. Né de parents sceptiques, qui ne l’avaient pas même fait baptiser, aucun souvenir ne l’attirait vers des croyances religieuses ; sans enfants et l’âme tendre, il devait sombrer dans une passion de vieil homme. Quand cette passion se mit à croître, non seulement il ne l’avait pas repoussée, mais il l’avait presque voulue. En un sens, son amour était noble. Même avec la certitude de n’avoir jamais Christine pour femme, il était prêt à se dévouer. Mais sachant qu’elle était fière et qu’elle n’accepterait pas une seule faveur, il attendait d’improbables circonstances…


Deslandes, lui, menait toujours sa vie acharnée. Il avait renoncé à toute lutte oratoire avec les syndicalistes rouges. Sa propagande en était plus minutieuse. Il fournissait aux patrons des hommes qui touchaient les mêmes salaires, travaillaient le même nombre d’heures que les autres, mais ne se livraient à aucun sabotage ; il tendait aussi à constituer une élite d’ouvriers, en vue des progrès du machinisme.