Page:Rosny aîné - La Vague rouge.djvu/469

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Comme il y pensait, la grillade de bœuf et le gâteau aux pommes de terre prirent une saveur incomparable. Il connut une fois de plus qu’il fait bon avoir la bouche gourmande et l’estomac solide ; l’odeur du café frais, qu’Antoinette préparait dans la cuisine, fut l’odeur même de l’éden :

— Elles ont du poil aux pattes ! grinça le geai.

Et, s’étant penché pour piquer une miette, il sauta sur l’épaule de François, il lui pinça l’oreille. Déjà Antoinette versait le café, et les trois adultes, en silence, aspiraient l’arôme magnifique. C’était un long souvenir, une jouissance presque parfaite et une mystérieuse promesse. Antoinette n’en concevait pas la privation. Depuis quarante ans, elle ne pouvait moudre la fève et verser l’eau bouillante sans un frisson pieux ; même les jours de migraine, elle y trouvait une aide généreuse et une caresse subtile. Élevés par elle, François et Charles partageaient son culte.

Quand le propagandiste eut vidé sa tasse, il annonça :

— Nous allons avoir une grève chez Delaborde, et chez ces insolents maîtres de forges d’Arcueil.

— Chez Delaborde ! fit Antoinette, contristée, c’est dommage !

— Pourquoi ? Jamais il n’a gagné autant d’argent. C’est l’heure ou jamais de donner quelque chose à ceux qui triment…

— Cela fera beaucoup de peine à Christine.

Ces mots tombèrent sur François comme une pelletée de glaise. Ses joues se figèrent ; une sensation de vie manquée appesantit ses os. Et, songeant à ces soirs où la rumeur ailée des jupes emplissait la chambre, il se sentait chavirer de tendresse et de désespoir. Pourquoi avait-il parlé ? Il aurait dû cacher son amour comme un forfait. Christine ne l’évitait point, elle serait peut-être là ce soir même… et sa présence seule, ah ! mon Dieu !… Les jours,