Page:Rosny aîné - La Vague rouge.djvu/477

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et font une muraille de chair verte. La péniche bombait son ventre large, aux moires rousses. Un barbichon jappait à la vie, plein de la folle confiance des jeunes chiens ; une femme mafflue, les cheveux gras et tordant les épingles, la jupe de guingois, rattachée par une ficelle, courait de la proue au gouvernail. L’homme marchait derrière les bêtes de halage, bêtes rustiques au poil rance, l’âne tendant des oreilles horizontales, la mule redressant les siennes comme une cavale. Et l’on voyait, devant la cabine, trois enfants aux cheveux de cuivre sale.

L’un d’eux achevait une pomme, l’autre déchirait un quignon de pain et le troisième, armé d’une antique brosse de peintre, badigeonnait des surfaces, au hasard de l’inspiration, avec l’eau des épluchures. Cependant, l’éclusier sortit d’une maisonnette vêtue de glycine et de vigne vierge, déchaîna la cascade ; la vanne s’ouvrit au large.

La barque stagne, prise au piège dans l’étroit corridor. Puis elle descend ; on dirait qu’elle sombre. Le barbichon, les trois petits s’en vont au gouffre, une angoisse légère arrête le souffle d’Armand Bossange. Mais l’autre vanne livre passage, le marinier pousse le cri du départ, l’âne et la mule tendent l’échine, battent la poussière de leurs pattes minces, et la péniche est repartie vers les horizons sans nombre, roulotte des canaux, maison de rêve, asile de légendes, ombre des temps où la planète était obscure, insondable et plus vaste que toutes les étoiles.

C’est ce jour qu’Armand conçut le grand projet qui devait dévaster sa jeunesse. Tandis que la barque s’évanouissait au détour du quai, son cœur eut un grand sursaut que provoquaient le désir du voyage et la volonté de « faire quelque chose ». L’ambition vide croissait en lui : elle ronge l’âme des jeunes hommes et ne meurt pas complètement