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Page:Rosny aîné - Le Coffre-fort, 1914.djvu/14

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clef… je n’ai pas pu, le même jour, oublier de prendre mes précautions.

— En tout cas, c’est excessivement improbable ! dit le détective. Quoi qu’il en soit, M. Jacques Vérane a pu voir la combinaison. Peut-il nous l’indiquer ?

— Je l’ai à peine remarquée, balbutia Jacques.

— N’était-ce pas 192 A ? fit Rose avec un faible sourire où passait la malice féminine.

— Oui, 192 A ! clama l’oncle avec un renouveau de fureur… Ah ! coquine, c’était bien toi.

— Je jure que non ! fit Jacques.

Les yeux de Rose se remplirent de larmes.

— C’est beau, ce que vous faites là ! gémit-elle. Mais c’est faux tout de même. Savez-vous seulement ce qu’il y avait dans le coffre-fort ?

— Une véritable fortune… des billets… des titres… beaucoup d’or et d’argent… de vieilles pièces !

Elle lui coupa vivement la parole :

— Ce n’est pas difficile à deviner pour qui connaît votre oncle, Mais pourriez-vous seulement donner un détail ?

Il demeura muet, atterré.

— Avez-vous remarqué, par exemple, de vieux billets de la loterie d’Amsterdam ? continuait-elle, les pommettes rouges et les prunelles fiévreuses… Allons, ne luttez pas, c’est inutile ! Vous voyez bien que personne ne peut avoir un doute, et que personne n’en aura…

— Tu iras en prison ! fit sauvagement l’oncle. Je veux qu’on l’arrête… Je veux que cette petite gueuse soit châtiée ! Je veux…

Son avarice prenait subitement la forme la plus féroce et la plus vertigineuse ; il montrait les deux poings, il écumait.

Mais Rose, haussant les épaules, disait avec douceur :

— C’est votre faute.

— Tu iras en prison !…

La porte du corridor s’ouvrit avec violence ; une voix glapissante se fit entendre :

— Vieux grigou… vieux fesse-mathieu… tâchez voir d’oser ! Anselme aurait votre peau !…

La cuisinière Amélie avançait sa masse adipeuse et se campait devant son maître :

— Si vous restituiez toute la galette que vous avez chipée au trictrac et au piquet, si vous payiez mes services comme ça se doit, c’est pas vingt mille balles qu’y faudrait abouler, c’est au moins trente mille. Et ça ne serait pas cher.

Cette fureur brutale faisait reculer la fureur de l’oncle. Il baissait la tête ; la fatigue des insomnies détendait ses nerfs jusqu’alors surexcités ; des images funestes flottaient devant ses prunelles. D’ailleurs, à la longue, cette créature ancillaire avait pris sur lui cette espèce d’influence qui naît des mauvaises habitudes.

— On verra ! grommela-t-il.

— On verra rien ! Je veux pas attendre… Je veux qu’on me promette aujourd’hui même qu’alle sera pas embêtée. C’est la fille ed’ ma sœur… laquelle que j’ai aimée comme une mère… et Rose est comme ma fille. Çui qui y touche me touche ! Je veux pas attendre, que je dis !

Alexandre tourna son visage appesanti vers Mérangue :

— Pensez-vous qu’elle recommencera ? demanda-t-il.

— Je suis sûr du contraire ! répondit le détective. C’est un de ces cas exceptionnels comme il ne s’en rencontre pas un sur un million… Cette jeune fille n’a rien pris avant l’événement ; elle ne prendra jamais rien par la suite.

— Nous enterrerons l’affaire ! gémit l’avare.

— Y a du bon ! rauqua la matrone.

Parce qu’il avait cédé, Alexandre fut repris de courroux ; il menaça :

— Je réduirai vos gages !

La grosse Amélie se mit à rire :

— Ça vous coûterait gros, not’ bon maître !

Cette scène avait hypnotisé Jacques, non par elle-même, mais à cause de ses conséquences. Quand il vit l’oncle céder, il éprouva une joie si vive qu’il en était comme hébété… Tête basse, il demeurait plongé dans un rêve. À la fin, il tourna les yeux du côté où se tenait Rose.

Rose avait disparu.

Mérangue, qui surveillait avec indifférence des événements qui ne le concernaient plus, vit le trouble où cette disparition jetait le jeune homme.

— Elle ne doit pas être loin ! chuchota-t-il… Il vous sera facile de la rejoindre…

— Mais quand est-elle sortie ? Après ou avant que mon oncle ait consenti à ne pas poursuivre ?

— Avant.

Jacques bondit vers la porte.

C’était déjà le crépuscule. Une sonnerie de cloche se répandait languissamment sur des herbages. Des fournaises de cuivre et d’escarboucle s’ouvraient à l’occident. Une brise chargée de pollens portait au travers de la pelouse la douceur et les regrets de la vie. Jacques explora du regard l’étendue dans l’espérance de voir Rose, — mais il n’apercevait que les gramens assombris, les peupliers, les vernes et les sapins. Aidé de Fumat et de Pyrame, il se mit, comme naguère, à la recherche de la jeune fille. Les traces étaient brouillées à plusieurs reprises ; les chiens s’élancèrent sur des pistes fallacieuses.

Ils finirent par mener Jacques au Trou de Lucifer, où ils s’arrêtèrent, désorientés. Le jeune homme contemplait avec horreur le gouffre au fond duquel balbutiait la rivière. L’épouvante glaçait sa nuque. Penché sur les rocs, sur les arbres frêles et longs qui s’élevaient de la profondeur, il était la proie des idées néfastes. Tout parut possible. L’âme de Rose était une énigme : il n’en connaissait qu’une part : cette part était téméraire et aventureuse. Dans la nuit tombante, il se souvenait de scènes infiniment mélancoliques.

La cloche se taisait. Une tendresse immense et lourde de pressentiments emplissait la poitrine du jeune homme. Tout ce qu’il aimait s’effaçait devant le souvenir de Rose — même cette resplendissante Louise, qui l’avait si souvent saisi d’admiration. Un destin nouveau s’ouvrait ; la grâce de la fugitive se mêlait aux cendres crépusculaires et à toutes les choses terribles dont parle le vieil Épictète…

Une pierre qui roulait dans l’abîme fit tressauter Jacques :

« Il faut agir ! »

Au loin, le hennissement rauque, le hennissement usé de Mazeppa se fit entendre. D’instinct l’homme alla rejoindre le vieux cheval. Comme il le déliait, une forme légère passa, un petit rustre attardé : Jacques s’écria :

— N’as-tu pas vu Mlle Rose ?

L’enfant leva son visage comme vaporisé par les demi-ténèbres, et, montrant la rivière :

— Alle est passée su’ les Pierres de l’Ogre.

Les Pierres de l’Ogre étaient ces blocs immémoriaux, semés dans le lit de la rivière, sur lesquels Rose passait le gué à pied sec.

— Tu es sûr qu’elle est allée sur l’autre rive ? demanda-t-il encore.

— Comme je sis ici ! riposta l’enfant, qui s’enfuit par les pénombres.

Jacques respira plus librement. Il poussa jusqu’au gué et le franchit, juché sur Mazeppa. Fumat et Pyrame bondissaient de pierre en pierre. Mais la trace continuait à se dérober. Pendant longtemps, les bêtes désemparées rôdèrent à l’aventure. À la fin, Jacques eut l’idée de remonter vers l’amont.

Pyrame s’arrêta le premier, flaira avec méthode, comme un chien sage qu’il était, et fila vers l’orient. La lune venait d’y paraître, molle, vague et comme feutrée. Elle montait derrière un vieux donjon, qui semblait minuscule. Rouge comme une flaque de sang, elle devenait de minute en minute plus pâle et plus précise. Un vent tendre se leva, qui emportait l’âme des herbes, des corolles, des vallées fécondes et des collines embaumées de la Savoie.

Les chiens obliquèrent vers le sud et passèrent le long d’un bois de châtaigniers. C’est Fumat qui menait la chasse. Il avait plus d’ardeur que son compagnon. On passa au bas d’une côte, où des plantes potagères croissaient familièrement parmi les vignes, puis on traversa une longue prairie où des meules formaient des monticules fauves. Un charme extraordinaire s’exhalait du sol et semblait pleuvoir des étoiles. Cette terre de féerie chantait le bonheur ingénu qui parfume les vers de Virgile…

Cependant Pyrame et Fumat s’engageaient dans la futaie. Des oiseaux inquiets s’éveillaient dans l’ombre argentine, un hibou soupira, des noctuelles frôlaient le visage de Jacques — et il rêvait à des nuits semblables, lorsque Rose était une petite fille et qu’ils couraient sur