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marthe baraquin

Le vent soufflait, plus aigre. Émile avait froid : à chaque bouffée, il grelottait un peu. Elle n’avait pas repris son bras ; elle pensait vaguement, misérablement.

L’omnibus fut là, le tramway qui les condusait vers l’énorme caverne de pierre et de brique d’où, au matin, elle avait emmené son rêve de pauvre fille : elle ne l’y ramenait pas !

Recroquevillée dans un coin, elle fit semblant de dormir, tandis qu’Émile fumait sur la plateforme. Des couples se pressaient, pêle-mêle avec de vieux hommes et des vieilles femmes ; il y eut une petite rousse, saoule comme une grive, qui se mit à chanter :

… Quand se meurt votre beau rêve,
Pourquoi pleurer les jours enfuis,
Regretter les songes partis,
Les baisers sont flétris,
Le roman vite s’achève.

Lilas, les yeux grands, avec une palpitation désespérée, accompagnait d’une voix basse et misérable :

On fait serment,
En sa folie,
De s’adorer longtemps,
Longtemps,
Il est charmant,
Elle est jolie,
C’est par un soir de gai printemps.
Mais un beau jour, pour rien, sans cause,
L’amour se fane avec les fleurs.

Une grande ombre sinistre passa sur Marthe.

Ils se revirent, mais l’homme avait perdu son charme. Un gros rhume, attrapé à Clamart, lui arrachait des quintes et le rendait maussade. Débile et nerveux, il ne supportait pas le mal, il se traînait une demi-heure à côté de Marthe, en geignant, et sans parler d’amour. Elle était sa conquête, il ne doutait point qu’elle attendait seulement un signe pour le suivre dans sa chambre. Mais il ne donnait pas ce signe ; il craignait d’aggraver son rhume.

Lilas, devant cet homme tousseux et d’humeur quinteuse, s’étonnait de l’avoir aimé. Elle venait fidèlement au rendez-vous, par une sorte de devoir ; elle attendait avec patience, car il arrivait en retard. Puis, elle écoutait ses plaintes. Il appartenait au peuple innombrable des geignards, il dévidait, d’un ton uniforme, ses déboires d’employé, ses ennuis, ses envies, ses envies, ses craintes.

Un soir, il vint, plus morose. Son rhume empirait ; il voulait prendre du repos. Il finit par dire :

— C’est à ce sacré Clamart que j’ai attrapé ça !… J’aurais pas dû y aller !

Elle ne répondit pas. Il la considérait de biais, avec rancune, en grommelant :

— Si tu ne t’étais pas ostinée… si t’étais venue dans ma chambre, j’en serais pas là… Avec les femmes, on n’a que des embêtements,

Elle devint un peu rouge. À l’idée qu’il se plaignait, une indignation sourde la parcourait, qu’elle ne savait comment exprimer : elle songeait à son dégoût, à l’odeur de torchon rance, à l’affreux après-midi, Elle se tut encore. Lui, la voyant d’humeur si commode, suivit sa pensée.

— C’est tout caprice… Il faut faire à leur tête ! Et avec ça, crampons !…

Alors, elle cria :

— Tu sais, faut pas te faire de bile, si que t’avais envie d’en finir. Moi, j’y tiens pas.

— Tu n’y tiens pas ! s’exclama-t-il, abasourdi.

Il cracha et se mit à rire.

— C’est des propos comme ça ! Les femmes font des façons avant, mais ensuite, c’est elles qui nous courent après…

— Pourquoi que je te courrais après ?

— Tiens donc ! ça se demande pas… tu sais bien !

— Non, je ne sais pas… et puis, pas du tout ! Peut-être pour l’amusement que tu veux dire. Ah ! mon pauvre Émile, ce que ça m’a embêtée !

— Ça t’a embêtée ? Alors, pourquoi que tu l’as fait ?

Elle demeura béante. Enfin, des larmes lui coulèrent sur la joue et elle dit :

— Alors, c’est toi qui me demandes pourquoi je l’ai fait ? C’est toi ?

— Dame ! si ça ne te disait rien…

— Ça me dégoûtait.

Une haine traversa l’âme d’Émile. Son amour-propre de mâle sautela à travers la demi-fièvre du rhume :

— Ah ! ça te dégoûtait. Ben ! tu sais, c’est pas moi qui te forcerai à recommencer.

— Pas à craindre, alors, qu’on recommence. Même que tu me le demanderais, puisque c’est comme ça, je ne marcherais plus avant le mariage,

— Comment que t’as dit ça, le mariage ?

— Oui, le mariage.

Ses larmes avaient tari. Une amère fierté gonflait sa poitrine :

— Tu ne l’as pas promis, peut-être ?

— Je te l’ai promis ? fit-il rageusement, en secouant les épaules… Tu trouves ! Tu ne vas pas me faire accroire que t’es une tourte ? Tu avais vu la lune avant moi. Et tu sais bien qu’il y a manière de parler. C’est un truc pour se donner une raison quand on demande la mairerie dans le bois de Clamart. Connu. Tu pensais bien que j’allais pas dire non… Ça n’aurait pas été poli. Quand on veut le mariage, sais-tu ce qu’on fait ? On ne se laisse pas faire. Et si on se laisse faire, faut pas pleurnicher.