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Page:Rosny aîné - Marthe Baraquin, 1918.djvu/25

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marthe baraquin

Pour qui du plaisir ? Pas pour moi.

— C’est que t’es trop impatiente. Ça serait venu.

— Tu le dis. Et peut-être bien. Alors, fallait être d’autant plus camarades. Tu as agi comme un cochon… et j’ai pas du tout envie de savoir avec toi comment que ça serait plus tard. C’est tout ce que t’as à me dire ?

— J’ai à te dire que je t’aime.

— Tu y tiens ! Alors, tu me mèneras à la mairerie ?

— C’est à savoir si tu seras gentille.

— Comme je l’ai été à Clamart ?

— Dame !

— J’ai dit après le mariage.

— Alors, je ne croirai jamais que tu m’aimes.

— Je ne t’aime pas non plus…

Il eut envie de la gifler. Et ils marchèrent pendant cinq longues minutes en silence. Une bruine tombait comme une fine poussière d’eau, la rue était fauve, les façades suintaient et le troupeau des hommes filait dans une lumière caverneuse.

— C’est pas ton dernier mot ? reprit-il enfin.

Il tendit le bras pour la saisir à la taille, sa voix s’abaissa, dans un murmure tendre :

— Sois mignonne, Lilas !…

— Faut pas me toucher ! fit-elle avec un rire amer. Je n’ai pas parlé pour des patates ; tes caresses ne me font pas envie… Faut d’abord que je te croie.

— Tu ne peux pas savoir ce que je te gobe !

Elle sentait bien qu’il la désirait autant que naguère, dans le bois, et cela lui était agréable. Mais elle sentait aussi qu’il voulait la duper et même elle s’exagérait la fausseté de sa voix et de son visage.

— Tu me gobes parce que je ne veux plus ! Enfin, suffit. V’là le canal. Faut me quitter ou faire comme je veux.

Il eut une faiblesse. Dans la lueur diffuse, la tête claire, le visage argentin, le troublèrent jusqu’à l’ivresse ; il balbutia :

— Alors, tu irais à la mairerie sans m’aimer ?

— Je n’irais pas si ça m’ennuyait autant que je me suis ennuyée ce soir. Mais si je te croyais, probable que ça m’ennuierait moins.

— Écoute, fit-il… je ne dis pas non…

— Faut dire oui.

— Pas encore. Je ne dis pas non.

Elle fut touchée, malgré tout ; une petite douceur emplit son âme. Elle dit, presque apitoyée :

— Réfléchis. Si c’est oui, tu viendras m’attendre demain. Si c’est non, tu ne viendras pas. Ça sera très simple.

Il n’hésitait plus. Son visage marqua une décision tranquille.

— C’est tout réfléchi. Je t’attendrai demain.

Le lendemain, il déclara qu’il rassemblait ses papiers :

— Dès que ça y sera, nous irons publier nos bans !

Il n’en parla plus et se montra exactement comme avant Clamart. Il semblait presque ne plus se souvenir de l’aventure ; il reparlait de Richebourg, de Ponson du Terrail, d’Ernest Capendu, de Montépin et il se parfumait au lubin ; il apporta successivement un flacon de lavande ambrée, une broche d’argent doré et même une petite bague de fiançailles, Elle se méfia d’abord, puis elle s’amollit et se fia à la destinée. Non que la romance chantât dans son âme, mais elle escomptait des joies rassurantes. D’ailleurs, il n’y avait pas à se tromper à l’ardeur d’Émile : il la désirait plus encore qu’auparavant, les yeux indigo se brouillaient au frôlement de Marthe, et lorsque, à l’arrivée et au départ, il obtenait un baiser, il chavirait, les pommettes rouges, les articulations tremblantes.

Il vint un soir, l’air trouble, et dit :

— Ça y est, j’ai les papiers… il n’y a plus qu’à passer à la mairerie.

— Ah ! fit-elle attendrie et prise d’une excessive confiance, c’est gentil, ça… t’as tenu parole !

— J’ai tenu parole, oui… et toi, est-ce que tu vas encore te méfier de moi ?… Ça me rend triste. Il faut que tu montres que tu ne me garde pas rancune.

— J’en garde pas.

— Faut me le montrer. Viens prendre un verre de banyuls chez moi… je te montrerai les pièces.

Elle hésitait, reprise de doute. Comme ils tournaient le coin, ils virent un groupe de filles, d’hommes et de gosses qui écoutaient des chanteurs. C’était un petit gros, armé d’un violon, et un grand frisé, la raie bien faite et des manchettes longues d’une aune, qui poussaient la note. Un troisième accompagnait en sourdine et faisait pleurer la chanterelle.

L’amour est doux comme les fleurs
Et brillant comme les étouelles !
Il faut laisser parler les cœurs
Lorsque le ciel lève ses vouelles !

Les filles chantaient à mi-voix, une langueur se levait de la poussière, et de ces pauvres créatures, laides ou peu désirables, sourdait une espérance naïve et opiniâtre. Lilas, à qui ces chœurs rappelaient les plus belles bouffées de rêve, chantait avec une palpitation :

Il faut laisser parler les cœurs.

Cette circonstance la rendit confiante, elle dit :

— J’irais bien chez toi. Mais c’est juré que tu seras sage.

— C’est juré ! fit-il hâtivement.