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marthe baraquin

Dans le corridor bas, aux murs couverts de sueur, elle eut un sursaut ; l’escalier, à cause d’un mince tapis rouge, la rassura. La chambre d’Émile n’était pas malpropre. Il y avait une commode en noyer, un lavabo à dessus de marbre, un lit de pitchpin couvert d’une courtepointe, une épaisse table ronde, un fauteuil et deux chaises. L’odeur du lubin, du savon à l’extrait de rose artificiel se mêlait à un relent vieillot. Par comparaison avec la turne des Baraquin, ça sentait frais et respirait le confort.

Emile tira d’un placard une bouteille de banyuls et des petit-beurre, disposa deux assiettes et des verres à bordeaux. Ensuite, il sortit quelques feuillets d’un tiroir et dit :

— Comme preuve, voilà les actes de naissance.

Il versait du vin tout en mettant les papiers devant Lilas. Elle y jeta un regard, mi-confuse et mi-contente. Comme elle professait pour les pièces officielles un respect fétichique, le doute lui devenait impossible.

— Ben, fit-il câlin, tu me crois, maintenant ?

— Je te crois. C’est à mon tour de faire venir mes actes.

Il prit un air étonné :

— Comment ! Je croyais que c’était fait.

— Non ! fit-elle en rougissant, je les ai pas demandés… parce que…

Elle tourna vers Emile un regard hésitant :

— Je peux bien le dire, maintenant que j’ai confiance… Eh bien ! j’étais pas sûre que tu tiendrais ta promesse… Faut m’excuser !

— C’est pas bien… mais je t’excuse tout de même.

Il avait rapproché sa chaise. Son bras se glissait, sournois et tiède ; peu à peu, il attirait Lilas.

— Ecoute, disait-il, tu ne vas pas être cruelle avec ton ami ? Il y aura du retard… et par ta faute. Je ne suis pas un capucin. Et puisqu’on sera mari et femme ?

Ses joues vacillaient ; la senteur de torchon rance sortait de ses dents, à petites bouffées, son ardeur rendait Marthe chagrine. Elle ne savait que dire.

— Tu ne réponds pas, fit-il, c’est-y que tu consens ?

— Pas ce soir, dis ? supplia-t-elle. Faut me laisser réfléchir. J’étais pas venue pour ça |

— Qu’est-ce que ça fait. Si tu m’aimes seulement un tout petit peu, tu n’as pas besoin de réfléchir… Tu ne penses plus que je vais te 1àcher.

Elle détourna la tête, contrariée et malheureuse. Depuis les disputes, elle ne séparait plus l’amour du mariage. Elle n’espérait aucun plaisir, elle pensait seulement que ce serait supportable lorsque ce serait honnête,

— Non, fit-elle avec accablement… je ne pense pas ça. Seulement je ne voudrais pas être comme les chiens et les chats.

— Alors, tu crois au maire et au curé ?

— J’y crois et j’y crois pas. Je voudrais qu’on soit mari et femme bien gentiment… et qu’on n’ait à rougir devant personne.

Une ombre se creusait entre ses sourcils. Puis elle eut un sourire craintif, elle entrevit un logement clair, tiède et d’une extrême douceur. Et elle balbutia :

— Je t’aimerais mieux aussi. Je ne suis pas une romanichel ; je suis comme mon père Baraquin — c’était un homme d’intérieur…

Il s’impatientait, une ruse courut autour de ses paupières, et comprenant qu’il ne fallait pas la contrarier :

— Je te comprends ! dit-il tout bas. C’est ton idéal, faut respecter un idéal ! On ne fera pas la noce… on attendra, c’est juré ! Seulement si t’as eu de la méfiance, j’en ai aussi et je ne peux pas la chasser. Sais-tu quoi ? Eh bien ! une fois encore… Une seule fois. Ça ne changera rien à ce qui est, après Clamart… Si tu veux bien, ça me donnera du courage… tu ne peux tout de même pas dire non à ça ?

Non, elle ne le pouvait pas. Pourtant son instinct s’épouvantait, elle était le petit oiseau au bord du nid : il voit l’abîme, il agite ses ailes neuves, il sent sa force et sa faiblesse…

Ses yeux s’emplirent de larmes :

— Ça me fait beaucoup de peine !

Elle était là, bête charmante et fraîche comme les sources ; la lumière fumeuse se rallumait à la torche des grands cheveux : ses yeux recélaient les pathétiques légendes de la femme et de la beauté, son cou résumait la volupté des siècles, et pour cueillir ce fruit délicieux, le hasard et les circonstances députaient un jeune homme aux épaules débiles, au sang pauvre, aux mains humides :

— Viens ! viens ! chuchotait-il.

Ah ! qu’elle était triste ! Mais le sort était là, sa raison mal nourrie, le code des faubourgs, une loyauté trouble. Elle crut qu’il le fallait… comme à Clamart, avec plus de détresse encore, elle subit la loi.

Ensuite, avec un grand soupir, elle se mit à refaire ses cheveux. Lui, la regardait, les paupières et les joues flageolantes, très vexé :

— C’est tout de même drôle ! remarqua-t-il, en allumant une cigarette. T’es donc en boïs ?

Elle leva les yeux, étonnée.

— Bé oui ! ça n’a pas l’air de te faire plus d’effet que d’enfiler une bottine !

— Je ne sais pas ! dit-elle avec douceur.

— C’est pas rigolo, tu sais ! À te voir, on croirait pas ! Ça serait plutôt le contraire…

Elle leva légèrement les mains en signe d’ignorance. Il tira quelques bouffées ; il méditait. Puis il dit :

— Je t’inviterais bien à dîner… mais on m’attend, On se reverra demain,