Page:Rosny aîné - Marthe Baraquin, 1918.djvu/27

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
23
marthe baraquin

Une froideur hostile éclatait dans son attitude. Elle acheva de se coiffer, rajusta son corsage et dit :

— Alors, je m’en vas.

Elle lui tendit la joue ; il l’embrassa à peine, Avant de sortir, elle eut une petite hésitation.

— Pourquoi tu n’as pas l’air content ? J’ai fait ce que t’as voulu.

— Je ne te reproche rien.

— Non, mais tu as l’air de m’en vouloir. Alors, pourquoi que tu l’as demandé ?

Et elle ajouta avec amertume :

— Il aurait mieux valu attendre.

Il eut un petit sifflotement gouailleur :

— Faut jamais attendre… Et pour qu’il n’y ait pas d’erreur, je ne te fais pas dire que je n’attendrai plus ! Ce n’est pas mon système de faire les volontés des femmes.

Elle ne comprit pas bien d’abord, puis ce fut l’impression d’une gifle ou d’un crachat en plein visage :

— Tu n’attendras plus ? Je ne comprends pas.

Il feignit de se mettre en colère :

— Ah ! tu ne comprends pas. Tu crois peut-être que tu vas continuer à te fiche de moi ? Je ne veux plus de giries. Quand ça me dira, faudra que tu veuilles… ou alors, bernique !

Elle demeura quelques secondes courbée, comme si elle avait reçu un moellon sur la tête. Des mots obscurs et douloureux la parcouraient, et son âme simple ne pouvait concevoir l’horreur et la brusquerie de cette nouvelle défaite. Elle porta la main à sa gorge et vacilla. Mais son corps était vaillant ; elle ne tomba pas. Elle cria d’une voix rauque :

— Et ce que tu m’as promis ?

— Cette bêtise ! Tu as voulu me faire grimper… J’ai voulu te montrer que je n’étais pas une moule. En v’là des histoires ! Du moment qu’on y a passé une fois, y a pas de raison pour ne pas y passer des mille et des mille. Ton histoire de papiers et de mairerie, je m’assois dessus.

Elle était devenue très pâle ; elle sentait le déni de justice qui la griffait comme un tigre, et elle dit :

— Ça veut dire que tu ne te marieras pas ?

— Ça veut dire ce que tu voudras ! Je m’en fous !… Je t’ai déjà dit que je ne croyais pas au mariage. C’est des comédies ! N’en faut plus… Ce qui est sûr, c’est que je ne te prendrais pas les yeux fermés. Faut d’abord que je sache de quoi t’es faite. Je veux une femme, moi !… Et pour ça, il faut qu’on se fréquente.

Elle secouait la tête, dans un rêve, et c’était le vide d’une cave glacée qui ne finissait nulle part. À la fin, relevant sa jupe, elle murmura avec une douceur étrange :

— Adieu, salaud !


Son sens de la fatalité s’élargit, Elle sut que la loi de misère s’étend plus haut et plus loin qu’il n’est concevable ; elle déchiffra mieux les restrictions que le feuilleton apportait à la loyauté de ceux qui sont instruits, propres et élégants. Et la leçon s’imprima dans son instinct. Ce fut une volonté opaque, dont elle n’avait pas bien conscience, qui devait l’empêcher de se fier à aucune promesse ou de faiblir devant aucune supplication du mâle,

Il y eut ainsi deux amertumes affreuses dans sa vie : l’amour et l’atelier,

L’atelier, parce qu’il est monotone et servile, parce qu’il faut demeurer sur sa chaise, comme un objet, parce que la patronne est criarde, âpre, avare, tatillonne. Lilas ne redoute pas l’ouvrage. Elle est vive ; elle aimerait finir d’un élan sa tâche, s’échapper, courir, lire une livraison ou un journal. Mais si elle se hâtait, on lui mettrait double tâche et ses compagnes l’exécreraient,

Il faut demeurer accroupie, le dos impatient et l’œil triste, pousser l’aiguille avec mesure ou perdre du temps devant la machine. Et c’est horrible. Elle sent sa vie qui coule comme une eau sale ; elle sent la rouille, l’usure, le vide ; elle est éternellement la captive qui regarde vers la fenêtre.

Du moins, est-elle libre le soir, ou de grand matin, et il y aurait des heures bénies, mais alors, c’est l’amour, Il la menace tout le long des rues. Toujours un visage brutal ou souriant se glisse vers Marthe : elle voudrait tant flâner, elle aime tant sa forêt de boutiques. Hélas ! qu’elle s’arrête, ou même qu’elle marche avec lenteur, voici la bête menaçante. Douce ou rude, elle a le même but sinistre, elle veut s’assouvir : Marthe revoit tout de suite Nicolas Camouche ou Emile. Un pouce s’abat sur sa gorge, un corps puant s’approche, elle halette, elle étouffe, ou bien elle se soumet avec une affreuse tristesse, et c’est morne, fade, avec la senteur du torchon rance. Ah ! que l’amour est laid, Iugubre et féroce ; comme les rues seraient belles si ces hommes n’y passaient point !

À la maison même, elle n’est pas tranquille. Parfois, la mère Baraquin n’y tient plus : elle descend sur ses jambes pourries, elle rôde jusqu’à ce qu’elle en ait ramassé un. Alors apparaît une tête de voyou, de voleur ou de chemineau ; un regard sale couvre Lilas qui, de dégoût, lâche le feuilleton ou la brochure.

Tout de même, durant six mois, à force de ruse et d’énergie, elle a su éviter toute aventure. Puis, Victor Huraud, dit Rouge, est venu peser sur son existence, et la misère a recommencé, plus épouvantable.


À la lueur de la petite lampe de fer-blanc, ainsi Lilas voyait repasser ses jours. Elle avait laissé choir ses mains et ses épaules, elle se tenait penchée, les veux sur la flamme rousse, et se répétait :