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marthe baraquin

— Je ne veux pas y passer… je ne veux pas !… je ne veux pas !…

La mère Baraquin, ayant réchauffé un bol de café-chicorée, buvotait en silence. Elle consultait le marc : jadis, une vieille femme de Carcassonne lui en avait révélé le langage.

Elle murmurait : — Ça, c’est du pognon !… Y va venir des nouvelles… V’là une contrariété !

Ou bien elle fixait ses yeux noyés sur sa fille. La paupière droite lâchait des gouttes : Antoinette les essuyait du bout de l’index, en songeant :

— C’est pourtant une belle fille. Si elle m’écoutait, maintenant que je connais le truc !… Non, faut qu’elle fasse la bête et moi que je colle des sacs… Ah ! la vache !

Marthe se disait tout bas :

— Faut que je file… faut que je voie Microbe !

Sa mémoire s’attendrissait devant l’image de Céline Paran, dite Microbe, dite Mes-Puces. Menue comme une Nipponne, bondissante comme une sauterelle, sombre, vaillante, mariolle, Céline avait été la plus sûre amie de Lilas. Elle savait rabrouer les hommes, sa langue distillait des mots froids et méprisants, elle ne craignait pas de leur cracher au visage, et elle les menaçait d’une fiole, en disant d’un air sinistre :

— V’là du vitriol ! Celui qui veut que je lui cuise la figure, y n’a qu’à m’embêter.

Elle exhibait aussi une boîte en fer-blanc :

— Ça, c’est du poivre ! Si tu l’attrapes dans l’œil, tu ne rigoleras pas !

En parlant, elle levait ses yeux de houille, très petits, mais aussi vifs que des souris. Son geste était net, sa voix hardie : les hommes la respectaient.

C’était un homme pourtant qui l’avait emportée là-bas, au faubourg Saint-Jacques, près de Sainte-Anne. Elle revenait parfois, à l’improviste, surprendre Marthe. Tout à coup, on la voyait surgir d’une porte cochère ou d’entre deux fiacres. Un chapeau rouge flamboyait sur ses cheveux, son corsage aussi était rouge ou vert sapin. Avec son nez en lame, ses pommettes fortes, on eût dit une Corse. Et elle tendait à Lilas un bâton de nougat ou un cornet de berlingots, en criant :

— T’as pas trop d’embétements avec ces salauds d’hommes ?

Car elle savait que Marthe ne les aimait point.

— Pour sûr… faisait-elle d’un ton strident, y’z’ont dû te scier les côtes. T’es trop gentille aussi. Ah ! vrai, t’es trop gentille…

Alors, elles s’en allaient jupe contre jupe, bien serrées, et Lilas avait moins d’ennui et de crainte.


Dans la nuit, la résolution de la jeune fille s’accrut. Elle résolut de quitter la mère Baraquin, quitte à envoyer, de temps en temps, si c’était possible, un mandat de cent sous : Microbe la cacherait et lui procurerait de l’ouvrage. Cet espoir la rendit joyeuse. Mais en allant à l’atelier, elle s’aperçut qu’elle était suivie : un seigneur à rouflaquettes, petit et crapuleux, la veste ouverte sur le chandail, lui emboîtait le pas, ostensiblement. Il revint à midi. Le soir, il y en eut un autre qui exhibait un pantalon de cotonnade carrelée, une antique redingote, dont un pan avait presque disparu, des espadrilles limoneuses ; ses joues formaient deux trous. Ce marlou s’étendait en hauteur et boitillait, Pour qu’elle n’en ignorât point, il la frôla en susurrant :

— On a les châsses sur toi !

Il l’escorta tout au long du canal et resta planté sur le trottoir lorsqu’elle rentra dans sa maison. D’abord glacée d’épouvante, elle ne songeait qu’à se terrer. Puis il lui fut impossible de rester au logement : l’instinct plutôt que la volonté la portait à fuir ce soir même. Elle toucha à peine au gras-double, prit un vieux châle qui la protégeait l’hiver, et déclara :

— Je sors !

Antoinette cligna de l’œil : elle espéra, comme elle l’avait espéré cent fois, que la petite se décidait enfin à négocier ses flancs.

— Ben ! sors, fit-elle… Ça te sangera !

Lilas s’émut ; une confuse tendresse voletait en elle, son cœur criait et elle aurait voulu embrasser la mère ; mais celle-ci en eût été trop surprise. Avec un soupir, elle se décida à sortir comme si elle allait faire une promenade.

L’homme à la redingote, dès qu’elle parut, se leva d’une table de bistro où il achevait d’étrangler un perroquet. Il suivit d’abord de loin. Lorsqu’elle fut près du canal, il hâta le pas et vint chuchoter :

— Acré l Je n’ai pas les châsses dans mes godillots.

Elle ne répondit point ; elle fila jusqu’à la gare de Lyon, puis elle se mit à suivre la ligne des tramways mécaniques. Le fleuve parut. Elle se retourna, elle vit l’homme qui avançait en traînant la patte.

— Faudra voir à ne pas se payer ma fiole ! s’écria-t-il. Ça fera du mauvais. Vaudrait mieux rappliquer à la turne.

Avec un grand frisson, elle traversa le pont d’Austerlitz et fila le long du Jardin des Plantes et de la Halle aux Vins. Le silence de l’endroit, la froide étendue du fleuve, le mystère du jardin, plein d’animaux sauvages, gelaient le cœur de Marthe. Elle avançait avec une obstination de bête fugitive, et elle remonta la rue des Fossés-Saint-Bernard en hâtant progressivement le pas. Au coin de la rue des Ecoles, elle avait vingt mètres d’avance. Elle obliqua à droite, puis, au lieu de continuer par la grande voie, elle se jeta dans la petite rue d’Arras, traversa un bout de la rue Monge, galopa éperdument par la rue des Boulangers. Au tournant, elle s’arrêta, haletante, elle jeta un long regard derrière elle. L’apache