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marthe baraquin

avait disparu : sûrement il avait suivi la piste par la rue des Écoles.

Elle attendit une minute encore. Rien ! Ses artères bruissaient comme un essaim de moustiques ; un immense espoir la soulevait, et elle se remit en route, lentement cette fois, en épiant les deux trottoirs.

— Je suis sauvée !

Et, la main sur son cœur, qui battait encore terriblement, elle entrait dans la rue Linné. Ses jarrets fléchirent : l’apache était devant elle. Il avançait, la main haute, mais il ne frappa point ; un rire sardonique courait dans ses joues creuses.

— Ah ! T’as voulu me semer ! gloussait-il. Ben ! tu sais, ça sera pas à faire une seconde fois… t’auras un pain su’la gueule ! Allons, file et droit |

Elle baissa la tête, désespérée. Le destin fut plus lourd ; une chape étouffait Marthe, dont elle n’espérait plus sortir. Elle ne voulut cependant pas redescendre vers le fleuve ; elle avançait vers la rue Geoffroy-Saint-Hilaire.

— C’est pas le bon chemin, gronda l’homme aux espadrilles…

Néanmoins, il n’insista pas. Son intention était de la forcer à prendre le tramway de retour, au boulevard Saint-Marcel, car il commençait à sentir la plante de ses pieds.

Elle, cependant, courbée avec une amertume affreuse, continuait sa course par la rue miteuse et torve. Elle atteignit le boulevard Saint-Marcel.

— À gauche ! cria l’apache.

Elle obéit. Un tourbillon de fièvre bourdonnait dans son crâne ; son dos était étrangement glacé et roide. Sur cette voie spacieuse, il ne craignit pas de lui laisser prendre une légère avance…

D’ailleurs, elle ne songeait plus à fuir. Elle considérait, dans un rêve sinistre, le grand œil topaze d’un tramway qui venait de la gare d’Orléans. Un lourd camion s’était engagé sur les rails, et comme le cocher ne se hâtait point de faire place, l’omnibus dut ralentir. Lorsqu’il passa près de Lilas, il marchait à si petite allure qu’elle n’eut qu’à sauter. Là-bas, à trente mètres, l’apache poussa un jurement et prit son élan : il se heurta à une vieille femme, s’accrocha, tituba, bascula. Comme la voie était maintenant libre, le tramway repartit à toute vitesse. Marthe vit l’homme se relever ; il boitait et, après une vaine tentative de course, il ralentit, avec un cri de rage douloureuse.

Le tramway faisait du vingt à l’heure. À peine s’il s’arrêta aux Gobelins ; il brûla presque toutes les étapes jusqu’à la station de l’Observatoire.

Là, la jeune fille descendit. Ses yeux perçants explorèrent le boulevard du Port-Royal, où aucune silhouette suspecte n’était visible, et comme le tramway Montrouge-Gare de l’Est venait de s’arrêter, elle s’y réfugia jusqu’au croisement des boulevards Arago et Saint-Jacques. Néanmoins, elle n’osa suivre directement sa route : elle descendit le boulevard Arago, puis rebroussa chemin par la rue Leclère. Cette rue était complètement déserte ; elle s’y arrêta plus de cinq minutes, attentive, haletante, les jarrets si faibles qu’elle dut s’appuyer à la muraille, La certitude monta d’abord lentement ; ensuite, elle palpita, elle remplit la tête et la poitrine de Marthe :

— Y a pas ! Il est semé ! murmurait-elle.

Et, cheminant par le boulevard, avec des haltes fréquentes et de longs regards, elle parvint à la hauteur de la rue Ferrus.

Sous la voie aérienne du Métropolitain, elle considéra les boulevards pleins d’ombres. C’est un lieu formidable, Son large lit est creusé entre deux quartiers de pauvres, d’hôpitaux, d’asiles et de prisons : il y a l’Observatoire, Sainte-Anne, la Santé, la Maternité. Des maisons neuves surgissent parmi les vieilles cavernes ; partout des réduits vermineux, des impasses, des passages, des cours pourries, des jardins vétustes ; des boutiques du vieux temps persistent, aux petits vitrages, aux portes sonnantes, aux rideaux rayés ou quadrillés comme les rideaux de l’Auberge des Adrets : on aperçoit des cabarets branlants comme de vieilles mâchoires, des savetiers accroupis devant une lueur rousse, des épiceries qui ressemblent à des caves, des marchands de bric-à-brac qui fleurent la crypte, le champignon et le cimetière. Les maisons de rapport modèrnes élèvent leurs cubes de casernes ; une boutique étincelante et monotone succède aux négoces de pénombre, et la misère ronge une population hâve, affamée, alcoolique et tuberculense.

Quand Lilas eut, de toutes parts, scruté l’ombre et la lumière, elle se détacha du pilier où elle s’était accotée, considéra avec un vague étonnement le Métro encore dans les limbes, et marcha vers la rue Ferrus.

Tout de même, elle n’osa pas y entrer directement. Elle prit par la rue Dareau et longea le mur grisonnant de Sainte-Anne. Rassurée maintenant, elle songeait aux fous qui dormaient au fond des cellules ; elle croyait entendre des soupirs, des râles, des rires frénétiques.

De nouveau la rue Ferrus. Elle n’hésita plus ; elle entra vivement dans la petite voie pouilleuse, franchit une porte grillée, traversa un vague terrain où deux acacias faméliques figuraient une allée, et monta au galop les quatre étages de Microbe.

— Pourvu qu’elle ne soit pas sortie ! songeait-elle en tirant la sonnette.

Mais Céline vint ouvrir tout de suite :

— C’est toi, Marthe ? J’peux bien dire que je t’espérais pas !

Elle tenait à la main droite une petite lampe de faïence, ses yeux parcouraient l’arrivante avec une vivacité excessive :

— Sûr qu’y t’est arrivé quelque chose ! s’ex-