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marthe baraquin

clama-t-elle en saisissant la taille de Lilas. Et tu t’es dit qu’y avait encore que moi, C’est bien vu. Entre !

Une chambre basse, assez longue, se montra ; Marthe vit un homme aux cheveux moutarde, orné d’une barbe en copeaux, qui s’était levé et qui saluait maladroitement.

C’était un grand diable, plutôt efflanqué, les veux calmes, le visage rose jambon.

— V’là Marthe Baraquin !… fit Microbe. Tu diras pas que je t’en ai pas parlé ! Tu vois, Lilas, c’est lui mon homme…

Il y eut un petit silence. L’homme avait souri, un peu timide, et Marthe se demandait si elle n’avait pas fait une sottise en venant les déranger à cette heure tardive. Peut-être Microbe devina-t-elle :

— T’es la bienvenue !… cria-t-elle de son air sombre et passionné, s’pas, Alfred ?

— Y a pas d’erreur ! répondit l’homme.

La chambre était à peu près confortable. Il y avait un buffet de faux noyer, une grosse table carrée, bien d’aplomb, plusieurs chaises de paille, un lavabo de bois jaune et un lit couvert d’une courtepointe blanche. Lilas eut un frisson de bien-être.

— Assois-toi, fit Microbe en l’installant sur une chaise. Hein ! Alfred, c’est ça, une belle fille ! Moi, je connais pas mieux… Et alors, qu’est-ce qui t’amène ?

Marthe balbutia, génée.

— Je suis bête ! reprit la petite créature. C’est Alfred qu’est dans le chemin, Ecoute, mon vieux, va faire un petit tour sur le boulevard. Paye-toi un bock ou une mominette, et reviens dans une petite heure.

Marthe voulut protester ; Microbe lui mit la main sur la bouche :

— Et allez donc ! Y connaît son chemin… Y s’embêtera pas…

Alfred s’était levé docilement et, ayant pris son melon, il remarqua :

— On sait bien que les femmes ont toujours quelque chose à se dire. C’est dans la nature. Vous gênez pas, allez, mamzelle Baraquin ! J’ai justement besoin de me secouer les pattes…

Ayant donné une petite tape sur les cheveux de sa maîtresse, il disparut.

— Un bon type, fit Microbe, Le genre gros chien ! J’ai eu la main heureuse. Alors, ma petite Lilas, t’as des embêtements ?

Marthe n’hésita point. Un irrésistible besoin de confiance l’emportait et, à chaque parole, il lui semblait rejeter une pierre de sa poitrine. Céline l’écontait avec un visage farouche et des veux durs.

— Ça ne te serait jamais arrivé si t’avais porté une fiole de vitriol et un cornet de poivre ! dit-elle. Avec ces salauds d’hommes, faut toujours être prête à vie et à mort…

Elle parlait haineusement, les mâchoires saillantes :

— C’est vrai que c’est pas ta manière ! continua-t-elle. T’as de la mollesse… tu te figures qu'on peut s’arranger à la douce ! Y a pas d’erreur : on ne peut pas ! Faut toujours montrer les dents, comme les roquets et les bouledogues. Enfin, c’est pas la peine de se faire des cheveux. Qu’est-ce que tu comptes faire ?

Marthe hésitait ; son projet lui paraissait tout à coup impossible. Elle se séntit une intruse :

— Je voulais d’abord te demander un conseil.

— Les conseilleurs, c’est pas les payeurs ! répliqua rudement Microbe. Moi, je suis pas pour les conseils : d’abord, on ne les suit pas. T’es venue avec ton idée. Dégoise-la… Et puis, ne te gêne pas, ma gosse. Tu me connais. J’suis pas liante ; je ne jette pas mon argent par les fenêtres ; je me fous de ceusses que j’aime pas, mais ceusses que j’aime, y peuvent compter sur moi. Y ne sont pas nombreux, du reste : c’est Alfred et puis c’est toi. Les autres ne me regardent pas… Qu’y se tiennent au chaud si y peuvent…

— Ben voilà ! fit Marthe avec décision. D’abord, je veux pas retourner me faire saigner ou exploiter là-bas… Je suis partie pour ne plus revenir, quand je devrais travailler la terre avec mes ongles ! En attendant, il faut m’enterrer… sortir très peu pendant quelque temps… et gagner mon pain quand même. Sûr que c’est difficile,

— Pas tant que ça ! fit Microbe, Comme tu vois, j’ai une Singer. Ma patronne donnerait sûrement des chemises et des pantalons à faire chez soi. Ça ne serait pas payé cher, mais tu gagnerais facilement ton fricot et le loyer d’une petite chambre qu’est au fond du couloir. Tu ne devrais rien à personne, pas même à moi… ça vaut mieux ! Je compte que tu pourrais te faire cinq sous de l’heure. À dix heures par jour, c’est deux francs cinquante. Mettons soixante-dix francs par mois, en ôtant le repos du dimanche après-midi. Tu me donnerais trente francs pour ta pension, le prix coûtant, quoi ! Dix francs pour la chambre. Cinq de faux frais. Dix pour ta toilette. Cinq pour tes amusemcnts. En te montrant un peu regardante, y te resterait de huit à dix francs par mois.

— T’es sûre ? demanda Lilas.

— Si t’es encore aussi leste que dans le temps, oui, je suis sûre !

— Mais, j’vas te donner beaucoup d’ennuis.

— T’occupe pas de moi. Si c’était nécessaire, je te nourrirais pour rien, et ça serait de bon cœur. Mais, rapport à Alfred et rapport à toi-même, faut pas ! D’ailleurs, ça ne serait pas à faire. Chacun doit turbiner quand il le peut… et c’est pas la santé qui te manque.

— Tu penses si je n’demande pas mieux ! s’écria Marthe. Tont de même, y aura des jours où je vous embêterai.

— Puisque t’auras ta chambre !… C’est pesé