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marthe baraquin

et réglé… y a plus à s’en occuper ; ça marchera ce que ça marchera… Moi, je suis sûre que tu ne m’embêteras pas… Tant qu’à Alfred, il n’est pas mauvais, il a de la patience, et si ton portrait Iui revient, tu peux être sûre qu’y se montrera bon zigue…

Une grande douceur pénétrait Marthe. Devant la petite femme énergique, entre les murs tendus d’un papier fleuri de coquelicots, la vie recommença. Lilas sentit sa jeunesse ainsi qu’une éternité ; il y eut dans toute sa chair une coulée de sensations puissantes et libres.

— Je suis contente ! fit-elle. J’ai bien fait de venir ! Elle saisit brusquement la tête noire de Microbe et y posa deux gros baisers.

— T es rudement bonne, Céline !

— Ça, c’est pas vrai ! répliqua Céline en lui rendant un baiser. Je ne suis pas très bonne. Et je ne tiens pas à l’être, C’est trop dangereux, on se fait flouer et on ne rend pas service. Faut de la dureté pour faire aller soi-même et les autres. Tant qu’à ses amis, on doit être prête. Je la suis. À condition qu’on ne me prenne pas pour une bête.

Elle secoua ses cheveux de poix et de suie :

— Voyons voir le programme. D’abord, tu ne bouges pas d’ici… tu ne mets pas même le nez à la fenêtre. Demain matin j’irai voir ma bonne femme. Une fois l’ouvrage trouvé, je loue la chambre et j’y fais mettre mon vieux lit d’avant Alfred… Je te prête une chaise. Pour quarante sous on trouvera bien une petite table, et pour vingt sous un pot à l’eau et une cuvette. Tout ça ne sera pas long !… C’est bien vu ? Bien entendu ?

— Oui. Ah ! t’es rien chouette !

Elle considérait la petite femme sombre avec la confiance qu’elle aurait eue dans le père Baraquin. Et Céline, sentant cette confiance, était plus décidée à la lutte.

— Vois-tu, dit-elle en s’accoudant à la table, si y avait pas tant de froussards et de froussardes, les gens seraient moins embêtés. Mais c’est bien vrai que les honnêtes gens n’ont pas souvent de la moelle…

Elle reprit deux ou trois fois ce thème, puis la causerie dévia. Elles se racontèrent ces menus évènements qui captivent les âmes simples. Ils sont moins vains qu’ils ne paraissent. Le peuple y met confusément sa philosophie des êtres et des choses, et les tableaux qu’ils évoquent sont, après tout, l’expression même de la vie humaine : nous avons beau affiner notre développement, tout est vide, si le souvenir est vide. Celui que n’éveillent plus ces images qui intéressent les petites ouvrières est bien près de ressembler aux morts.

— Pour cette nuit, tu dormiras dans le cabinet, fit enfin Céline… On va dresser le lit.

Lilas dormit bien, Elle se leva de bonne heure et, se souvenant qu’elle était chez Céline Paran, elle connut une sécurité merveilleuse,

— T’es debout ? cria Microbe, de la chambre voisine. Je t’entends grouiller… Attends, je fais de la lumière.

Elle ouvrit la porte ; une lueur grise pénétra dans le cabinet. Lilas vit les coins pleins de loques, de paquets, de ferrailles, de ferblanterie ; autour, deux planches supportaient les débarras. Ce spectacle misérable l’enchanta. Elle fut la biche réfugiée dans son gîte et, sachant qu’aucun péril ne la menaçait, le matin l’emplit de béatitude.

— T’as bien dormi ? continua Microbe. Mets tes frusques et viens te laver. Après, on prendra le café au lait.

Lilas revêtit hâtivement son jupon, sa jupe et son corsage, noua ses cheveux en meule et parut dans la chambre.

Alfred y terminait ses ablutions. Il s’essuya le visage avec méthode, tout en considérant Marthe à la dérobée. Et, comme il avait de l’expérience, il pensa qu’elle était vraiment jolie puisqu’elle résistait à cette épreuve du lever qui rend les peaux maussades. Lui, Alfred, se levait avec un nez luisant et des joues de papier ; Céline avait le visage safran.

« Pas d’erreur, se dit-il, la camarade est fraîche comme une gosseline. »

Cette constatation le porta à une grande bienveillance.

Quand il fut essuyé, Céline renouvela l’eau de la cuvette, et Marthe se rinça vivement le visage, le cou et les mains. Par politesse. Alfred lui tournait le dos, tandis que Microbe achevait de faire le café. Quoique ce fût du mélange à trente-six sous la livre, il répandaït cette odeur si forte et si douce qui s’est associée aux scènes heureuses de notre existence.

— Grouillons-nous ! fit Microbe. Faut être à l’heure.

Elle servit vivement le breuvage et l’additionna d’un lait successivement anémié par les soins du nourrisseur, du laitier et de la crémière. Un beurre dur, qui sentait l’huile de palme, passa sur 1e pain aigre, et ce hâtif repas parut délicieux à Marthe.

— Ouste ! cria Céline en avalant sa dernière gorgée. À tout à l’heure… je viendrai déjeuner avec toi. Alfred peut pas, y travaille à Guernelle,

Elle filait précipitamment, entraînant son mâle. Et Lilas, quand elle fut seule, eut un petit frisson. Il lui sembla que Rouge allait apparaître, le couteau au poing : pendant toute une demi-heure, elle ne put rejeter cette image. À la longue, elle se rassura. Assise auprès de la fenêtre, elle considéra la rue où elle allait vivre. C’est une rue miteuse, presque sinistre, très courte : elle contient encore des bicoques dn temps de la barrière