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marthe baraquin

Saint-Jacques, des réduits caverneux où gîtent des débits de cidre, de poiré, de vinasse, de charbon ; des cahutes de pauvres, des cabarets creusés dans un rez-de-chaussée sanguinolent, et elle aboutit à ce formidable enclos où la ville députe ses déments.

Mais Lilas ne trouvait pas l’endroit triste. À cause de quelques arbres, de quelques façades nettes, d’un rais de soleil mordant le pavé, elle avait des bouffées de joie. Une harmonie s’élevait du jeune corps, où tous les organes marchaient à l’unisson et qu’irriguait un sang luxueux. Pourvu que Rouge sortît de sa vie, Marthe ne voyait qu’un avenir sans limites et, la nature ne lui ayant donné du temps qu’une notion sommaire, la mort qui pourrit le présent des sages se perdait pour elle dans un lointain d’éternité.

Aussi rêva-t-elle pleinement devant la fenêtre et crut-elle une fois de plus au bonheur. Tandis que de courts refrains lui chantaient aux lèvres, elle nettoya et mit la chambre en ordre, elle fit reluire les meubles et briller quelques ustensiles.

Ensuite, ayant déniché une livraison, elle se gorgea de fable.

Vers midi et demi, Céline reparut avec six sous de frites, deux saucisses chaudes et un pain.

— V’là la briffe ! cria-t-elle en riant.

L’odeur des saucisses rayonnait. La lecture des romans est un apéritif énergique et Marthe, par surcroît, venait de finir un chapitre où les héros affamés rôdaient sinistrement à travers des rues encombrées de boulangers et de rôtisseurs.

— Il fait faim ! disait Microbe en disposant des assiettes et tirant un litre de l’armoire.

Elles mangèrent d’abord en silence, tirant de chaque bouchée un plaisir pur et plein.

— Tout de même, dit Lilas, on n’en demande pas plus pour être contente. Et dire qu’y en a tant qui ne peuvent pas se le payer.

— Y en a beaucoup que c’est leur faute ! riposta Céline. Des geignards et des poivrots…

— Pour sûr. Mais y en a aussi qui ne peuvent pas. J’en ai connu qu’avaient vingt-huit sous pour s’abîmer les yeux jusqu’à ménuit… puis d’autres qu’ont pas de force ou qui sont maladroites ! Et les vieux, les infirmes et les malades ?

Elle avait de l’indulgence et, parfois, de la compassion. Céline était plus âpre. Son énergie, son adresse, son économie et sa prévoyance lui faisaient une cuirasse. Elle imaginait diffoilement qu’on ne pût se tirer d’affaire, Puis, les inconnus ne l’intéressaient point ; d’instinct, elle aurait divisé l’humanité en amie et en ennemie. Penchée sur l’aiguille ou la machine, en chasse pour le travail, c’était encore une demi-sauvagesse qui n’eût point crié grâce au vainqueur et qui fût demeurée au poteau, roide, méprisante, taciturne.

— Je ne dis pas non, répliqua-t-elle. Mais, vois-tu, c’est pas la peine d’y penser. Faut que tout un chacun soye avec sa famille et ses amis. Alors, ça ira, on n’aura pas besoin d’appeler la garde. Mais y a les fricotenrs et ceux qui veulent que les autres s’occupent de leurs malades et de leurs infirmes… faudrait voir à les faire marcher droit.

Elle s’enfourna une fourchetée de frites, but un coup de vin noir et déclara :

— Ça ne nous regarde pas ! Occupons-nous de nos affaires. Tant qu’à ce qui te regarde, j’ai déjà marché, La patronne ne demande pas mieux que de te faire faire des chemises et pantalons demi-fins, avec du gros linge pour remplir les trous. J’ai discuté les prix et tu pourras, pour le moins, te faire des journées de cinquante à soixante sous. J’apporterai une fournée à ce soir. Tu vois, ça n’a pas été long.

— Tu diras ce que tu voudras, t’as du cœur, Microbe… et t’es mariolle !

— Je suis pas bête !… répliqua Céline avec satisfaction, Et pour bonne camarade, je m’en vante. Seulement, dame, c’est à charge de revanche. Si jamais que j’avais besoin de toi, compte que je ne me génerais pas ! Et pendant qu’on y est, on va arranger l’affaire de ta chambre. Veux-tu la voir ? J’ai pris la clef chez la pipelette.

Elle n’attendit pas la réponse de Lilas, elle l’entraîna au fond du corridor.

C’était une petite chambre carrée, blanchie au lait de chaux, avec une fenêtre sur la rue. On y pouvait tout juste glisser un lit, un étroit lavabo, deux chaises, une commode, une table, une Singer et un fourneau. À cause de la lumière qui se faufilait jusqu’aux encoignures du fond, Marthe la trouva charmante.

— J’aurai jamais été aussi bien ! s’exclama-t-elle en songeant au taudis obscur, poisseux et puant de la mère Baraquin.

— C’est vrai que tu n’y seras pas mal, approuva Céline. Tu t’y crèveras pas les yeux d’abord : on y voit clair ! Pour vivre seule, n’en faut pas plus. Ça serait un peu court si tu te collais avec un type !

Marthe eut un rire âcre :

— Moi, avec un type ! Je ne suis pas folle, peut-être ! Ah ! j’en ai soupé par tous les bouts de ces crapules d’hommes.

— Faut pas cracher dessus… fit Microbe avec philosophie. On ne sait jamais. Y a qu’à tirer un bon numéro. Puis, je connais des moments où on n’y tient plus… Ça vous pince, quoi !

— Je ne l’ai jamais senti ! fit sombrement Marthe. Paille-de-Fer et les autres m’ont dégoûtée. Moi, ça aurait été pour être gentils ensemble.

— Moi aussi, pour sûr… l’un va pas sans l’autre. Mais quoi ! on n’est pas des pavés !

— Je te promets que j’en suis un ! Si je peux seulement gagner mon fricot, vivre tranquille et avoir une amie comme toi, c’est tout ce que je demande à Dieu et à ses saints.