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NOTICE SUR HROSWITHA

à quelques personnes et choquera peut-être la pruderie de nos mœurs. Un saint homme, un pieux solitaire, qui quitte sa grotte, s’habille en jeune cavalier, couvre sa tonsure d’un large chapeau militaire et se rend dans un lieu plus que suspect, afin d’en retirer sa nièce, jeune sainte déchue, qui s’est envolée un matin de sa cellule pour mener la vie honteuse de courtisane ; c’est là une étrange histoire ! Et cependant, cette comédie, qui repose sur une donnée si voisine de la licence, a été écrite par une religieuse, jouée par des religieuses, représentée devant de saintes femmes et en la présence de graves prélats, sous les voûtes édifiées de la grande salle d’un monastère de fondation carlovingienne.

Il n’est pas hors de propos, ce nous semble, de rappeler qu’un sujet à peu près semblable a été introduit sur la scène anglaise, mais avec de bien autres développements, par un poète du temps de Jacques Ier ; le titre de cette comédie, difficile à traduire décemment dans notre langue est : The honest Whore[1]. Dans la pièce anglaise, comme dans celle Hroswitha, un père, mais un père véritable, et non pas seulement un père spirituel, franchit le seuil d’un lieu de débauche pour en arracher sa fille, tombée à ce dernier degré du désordre et de l’abjection. La comparaison que nous mettrons bientôt nos lecteurs à même de faire entre ces deux pièces fondées sur une même donnée, mais traitées à un si grand intervalle et d’une manière si différente, ne sera pas, nous l’espérons, sans intérêt pour l’histoire de l’art et des mœurs.

D’ailleurs, presque tous les sujets choisis par Hroswitha sont de cette nature délicate et chatouilleuse ; c’était dans cet écrivain un système arrêté, et qu’elle développe ingénument dans une de ses préfaces ; car, heureusement pour notre instruction, les arguments et les préfaces abondent dans les œuvres de l’illustre allemande :

« Comme plusieurs hommes pieux, dit-elle, ne peuvent s’empêcher de préférer les agréments de livres profanes à l’utilité des livres saints, et que beaucoup de ceux même qui méprisent les fictions des Gentils se plaisent à la lecture du poète Térence, j’ai cru devoir, moi, la voix forte de Gandersheim, imiter celui que d’autres lisent. Je me propose en cela de substituer de pieuses histoires de vierges pures aux déportements des femmes païennes. Je me suis efforcée, selon les facultés de mon faible génie, juxta mei facultatem ingenioli, de célébrer les victoires de la chasteté, particulièrement celles de ces victoires où l’on voit triompher la faiblesse des femmes et ou la brutalité virile est confondue. »

Or, pour nous montrer ces triomphes féminins dans tout leur éclat, il était nécessaire que ces chastetés de femmes fussent exposées aux plus grands périls. De là le choix de ces légendes, toutes au fond très édifiantes et très morales, sans aucun doute, mais qui toutes aussi roulent sur des aventures fort singulières et propres à alarmer la modestie. Il est juste d’ajouter que si les sujets traités par Hroswitha sont pris d’ordinaire dans un ordre de faits et d’idées qui semble périlleux pour la décence, la diction de la pieuse nonne demeure toujours aussi pure et aussi chaste que ses intentions sont candides et irréprochables.

On remarquera, si je ne m’abuse, dans la comédie d'Abraham un enchaînement de scènes bien liées, beaucoup de clarté dans l’action, un dialogue facile et rapide, un extrême naturel, tant dans les sentiments que dans le langage, et, en somme, beaucoup plus d’art que ne le suppose l’âge où vivait l’écrivain. La tristesse de la jeune pécheresse dans son désordre, les larmes furtives qui lui échappent pendant l’orgie qu’elle devrait égayer, enfin la belle scène de la reconnaissance, au moment où, retiré dans un réduit secret et les portes bien closes, l’oncle jette à terre son chapeau de cavalier et montre à sa nièce foudroyée ses cheveux blanchis dans le jeûne et ses rides vénérables, les paroles compatissantes du saint ermite, la contrition profonde, les soupirs étouffés de la jeune pénitente, sont des beautés de tous les temps et de tous les lieux. Qu’on donne ces deux ou trois scènes à jouer à Frédéric Lemaître et à madame Dorval, et je parie pour trois salves d’applaudissements et pour un succès de larmes. En vérité, on reste confondu quand on songe qu’un dialogue si naturel et si pathétique, sur un sujet si délicat et si mondain, a été écrit par une sainte fille, dans le moins lettré des siècles obscurs, au fond d’un monastère saxon. Et cependant, ce fait ne peut pas être révoqué en doute. Il existe deux éditions des œuvres en prose et en vers de Hroswitha, l’une publiée en 1501 par l’illustre Conrad Celtes, in-folio, ornée de très grandes et très curieuses miniatures ; l’autre donnée en 1717 par Hen. Leo. Schurzfleisch, in-4°. Un manuscrit des œuvres de Hroswitha était conservé, à la fin du dernier siècle, dans le couvent de Saint-Hemeran, à Ratisbonne, où il est vraisemblablement encore aujourd’hui. Hen. Meibomius a écrit la vie de cette femme, l’une des gloires poétiques de son pays.

CHARLES MAGNIN.
  1. par Decker