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NOTICE SUR CALLIMAQUE.

cours de son temps dans les relations intimes des classes les plus polies, langage qu’elle-même avait dû entendre et parler bien souvent, avant d’avoir trouvé la paix du cœur sous les saintes voûtes de Gandersheim. J’ai déjà rapproché involontairement Roméo et Callimaque. C’est qu’en effet il est impossible de n’être pas vivement frappé des points nombreux de ressemblance qui existent entre cette première esquisse du drame passionné et le véritable chef-d’œuvre du genre, Roméo et Juliette.

Un simple coup d’œil suffit pour faire apercevoir dans ces deux ouvrages des rapports qui, pour être extérieurs et en quelque sorte matériels, n’en sont ni moins singuliers ni moins notables. Ainsi, le dénouement des deux pièces présente aux yeux un tableau presque pareil. Dans l’une et l’autre on voit un caveau sépulcral, une tombe de femme ouverte, une jeune morte, fraîche encore, dont le suaire a été écarté par la main égarée de son amant, un jeune homme étendu mort au pied d’un cercueil. Sur le lieu de cette scène douloureuse et tragique surviennent, dans l’un et l’autre drame, deux hommes navrés de douleur, mais qui sont maîtres de leurs passions : dans Shakspeare, le père de la jeune fille et le moine Laurence ; dans Callimaque, le mari de la jeune défunte et l’apôtre saint Jean qui, plus heureux que le franciscain, aura le double pouvoir de ressusciter Drusiana et Callimaque, et de rendre celui-ci à la sagesse aussi bien qu’à la vie. Voilà, certes, il faut l’avouer, des ressemblances de personnages et de situations incontestables, mais qui ne sont, après tout, peut-être que secondaires et accidentelles. Ce qui mérite d’être vraiment et sérieusement remarqué, c’est le ton de mysticité sophistique qui donne aux plaintes de Callimaque un air de si proche parenté avec celles de Roméo. Chose étrange la langue de l’amour est au dixième siècle aussi raffinée, aussi quintessenciée, aussi précieuse qu’au seizième ou au dix-septième siècle ! Ouvrez les deux pièces ; l’une et l’autre commencent par un entretien de l’amant mélancolique avec ses amis. Eh bien ! dans ces deux scènes, dont le dessin est presque identique, l’affectation des idées et la recherche des expressions sont égales des deux parts. Seulement, dans le poète de la cour d’Élisabeth le jeune amoureux se perd en concetti à la manière italienne ; dans Hroswitha, ce sont des arguties scolastiques et des distinctions tirées de la doctrine des universaux d’Aristote. On serait vraiment tenté de conclure de cette ressemblance que la bizarrerie de la pensée et l’extravagance de l’expression sont dans la nature même et dans la vérité de ce sentiment si tumultueux, si complexe, si indéfinissable ; de ce sentiment qui ne serait pins l’amour s’il cessait d’être une énigme de vie ou de mort pour le cœur sanglant et agité qui l’éprouve.

Il est très certain que Hroswitha dans cette pièce comme dans Abraham, comme dans Dulcitius, comme dans Paphnuce, n’a guère fait que dialoguer le récit d’un agiographe ; mais, malgré d’assez nombreuses recherches, nous n’avons pu découvrir encore l’écrit original d’où cette pièce a été tirée. L’histoire de Callimaque et de Drusiana, accompagnée des circonstances touchantes et merveilleuses qu’on lit dans le drame, ne se rencontre dans aucune des vies de saint Jean l’Évangéliste que nous avons été à même de consulter. Cette aventure ne se trouve ni dans Métaphraste, ni dans le Pseudo-Prochorus. On lit seulement la simple mention de la résurrection de Drusiana, opérée par saint Jean à Éphèse, dans la Légende dorée rédigée, comme on sait, par Jacques de Veragine à la fin du treizième siècle, et dans une autre vie de saint Jean attribuée à Mélithon, évêque de Laodicée[1] ; mais cette mention est dépourvue dans ces deux écrivains des accessoires romanesques qui rendent si poétique la légende mise en action par notre auteur.

Si malgré cette absence momentanée d’une preuve positive et directe, il ne nous était pas æsthétiquement démontré que Hroswitha dans Callimaque, comme dans ses autres pièces, a suivi simplement et pas à pas les traces d’un légendaire, il ne tiendrait qu’à nous de voir dans l’arrivée du serpent mystérieux qui protège si à propos la tombe de Drusiana, une imitation du serpent qui, dans le cinquième chant de l’Énéide, vient faire la ronde autour du tombeau d’Anchise. Au reste, cette conjecture classique peut ne pas sembler dénuée de toute vraisemblance, si l’on songe aux emprunts de détails que Hroswitha aime à faire à Virgile, et qui ne sont guère moins notables dans ce drame que dans celui d’Abraham. En résumé, Callimaque nous offre au plus haut degré ce qui constitue le grand caractère et le charme principal des comédies de cette femme illustre, le mélange piquant d’une diction semi-érudite et d’une imagination barbare.

Charles Magnin.
  1. voyez mss. lat. de la Bibl. roy. n°2843, E.3795, 3793 et 5304.