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Tout ouvrage divin a son progrès immense :
D’autres achèveront ce que, moi, je commence. —
 Ô Père, en écoutant l’esprit de vérité
Tonner par votre voix en toute liberté,
Il me semblait entendre un nouveau Jean-Baptiste ;
De vos rudes accents mon cœur ému s’attriste ;
Le monde m’épouvante et je pleure sur lui ;
Le désert m’apparaît comme un ciel aujourd’hui :
Heureux l’anachorète ! heureux le solitaire !
La libéré pour l’homme est dans la vie austère !
Loin de la multitude, avec l’Ange envolé,
Dans le calme désert, heureux l’homme isolé !


antoine calybite.


L’homme peut se sauver, en tous lieux, à tout âge ; —
À tout âge, en tous lieux, il peut faire naufrage !
L’esprit du petit nombre est le meilleur esprit ;
Des élus, en tous temps, que le nombre est petit ! —
Oh ! le Seigneur sans doute a les siens dans le monde,
Comme ces fleurs qu’on voit dans un marais immonde ;
Sans être de la foule, ils vivent dans son sein,
Rares exceptions du satanique essaim !
Ce monde impie et faux, oublieux et frivole ;
Ce monde accusateur, dont l’acerbe parole
N’est que l’expression de son cœur desséché ;
Oui, ce monde orgueilleux qu’endurcit le péché :
Tandis que de son sort ton cœur ému s’attriste,
Dans son ingratitude, il t’appelle égoïste !
Il ose s’étonner que tu te sois enfui ;
Il se moque de toi, qui prends pitié de lui !
T’accusant de folie, en prouvant sa folie,
Il ose s’attaquer à ta mélancolie ;
Il ose t’opposer son rire immodéré ;
Il t’offre une prison pour ton désert sacré ;
Pour le calme où l’on prie et l’ombre où l’on médite,
Il t’offre un lieu profane ou tant de luxe habite ;
Où la mode en régnant a flétri la candeur,
Et des plus jeunes fronts effacé la pudeur !
Il t’offre pour la paix que donne l’évangile,
Sa pompeuse misère et son bonheur fébrile ;
Enfin, pour le repos, la solitude et Dieu,
Pour ton cloître et ton temple abrités d’un ciel bleu,
Il t’offre… ô décepteur ! — Si malheureux lui-même,
Il prétend rendre heureux le cœur séduit qui l’aime ! —
Ô monde, as-tu jamais connu ton vide affreux,
Et de tes mille erreurs l’abîme ténébreux ?
As-tu jamais pensé que tout fuit, que tout passe ;
Que l’amour dans les cœurs ne laisse aucune trace ?
As-tu jamais pensé que tout change ici-bas,
Que tout s’exprime enfin par un seul mot : trépas !  !  !