Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t10.djvu/131

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

Tel fiert qui ne tue pas. Comme les Piémontois ne sont pas pour l’ordinaire consommés dans la langue françoise, quelqu’un trouva dans cette devise une faute d’orthographe & dit qu’au mot fiert il ne falloit point de t.

Le vieux comte de Gouvon alloit répondre, mais ayant jetté les yeux sur moi, il vit que je souriois sans oser rien dire : il m’ordonna de parler. Alors je dis que je ne croyois pas que le t fût de trop ; que fiert étoit un vieux mot françois qui ne venoit pas du mot ferus fier, menaçant ; mais du verbe ferit il frappe, il blesse. Qu’ainsi la devise ne me paroissoit pas dire, tel menace, mais tel frappe qui ne tue pas.

Tout le monde me regardoit & se regardoit sans rien dire. On ne vit de la vie un pareil étonnement. Mais ce qui me flatta davantage fut de voir clairement sur le visage de Mademoiselle de Breil un air de satisfaction. Cette personne si dédaigneuse daigna me jetter un second regard qui valoit tout au moins le premier ; puis tournant les yeux vers son grand-papa, elle sembloit attendre avec une sorte d’impatience la louange qu’il me devoit & qu’il me donna en effet si pleine & entiere & d’un air si content que toute la table s’empressa de faire chorus. Ce moment fut court, mais délicieux à tous égards. Ce fut un de ces momens trop rares qui replacent les choses dans leur ordre naturel & vengent le mérite avili des outrages de la fortune. Quelques minutes après, Mademoiselle de Breil levant derechef les yeux sur moi me pria d’un ton de voix aussi timide qu’affable de lui donner à boire. On juge que je ne la fis pas attendre. Mais en approchant je fus saisi d’un tel tremblement qu’ayant trop rempli le verre je répandis une partie de