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Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t10.djvu/139

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les plus fous, viennent caresser mon idée favorite & me montrer de la vraisemblance à m’y livrer. Croiroit-on qu’à près de dix-neuf ans on puisse fonder sur une fiole vide la subsistance du reste de ses jours ? Or écoutez.

L’abbé de Gouvon m’avoit fait présent il y avoit quelques semaines d’une petite fontaine de héron fort jolie & dont j’étois transporté. À force de faire jouer cette fontaine & de parler de notre voyage, nous pensâmes, le sage Bâcle & moi, que l’une pourroit bien servir à l’autre & le prolonger. Qu’y avoit-il dans le monde d’aussi curieux qu’une fontaine de héron ? Ce principe fut le fondement sur lequel nous bâtîmes l’édifice de notre fortune. Nous devions dans chaque village assembler les paysans autour de notre fontaine & là les repas & la bonne chere devoient nous tomber avec d’autant plus d’abondance que nous étions persuadés l’un & l’autre que les vivres ne coûtent rien à ceux qui les recueillent & que quand ils n’en gorgent pas les passans, c’est pure mauvaise volonté de leur part. Nous n’imaginions par-tout que festins & noces, comptant que sans rien débourser que le vent de nos poumons & l’eau de notre fontaine, elle pouvoit nous défrayer en Piémont, en Savoye, en France & par tout le monde. Nous faisions des projets de voyage qui ne finissoient point & nous dirigions d’abord notre course au nord, plutôt pour le plaisir de passer les Alpes, que pour la nécessité supposée de nous arrêter enfin quelque part.

Tel fut le plan sur lequel je me mis en campagne, abandonnant sans regret mon protecteur, mon précepteur, mes études, mes espérances & l’attente d’une fortune presque assurée,