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Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t10.djvu/142

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rien, je n’aurois reconnu personne ; je fus contraint de m’arrêter plusieurs fois pour respirer & reprendre mes sens. Etoit-ce la crainte de ne pas obtenir les secours dont j’avois besoin qui me troubloit à ce point ? À l’âge où j’étois, la peur de mourir de faim donne-t-elle de pareilles alarmes ? Non, non, je le dis avec autant de vérité que de fierté ; jamais en aucun tems de ma vie il n’appartint à l’intérêt ni à l’indigence de m’épanouir ou de me serrer le cœur. Dans le cours d’une vie inégale & mémorable par ses vicissitudes, souvent sans asyle & sans pain, j’ai toujours vu du même œil l’opulence & la misere. Au besoin j’aurois pu mendier ou voler comme un autre, mais non pas me troubler pour en être réduit là. Peu d’hommes ont autant gémi que moi, peu ont autant versé de pleurs dans leur vie, mais jamais la pauvreté ni la crainte d’y tomber ne m’ont fait pousser un soupir ni répandre une larme. Mon ame à l’épreuve de la fortune n’a connu de vrais biens ni de vrais maux que ceux qui ne dépendent pas d’elle, & c’est quand rien ne m’a manqué pour le nécessaire que je me suis senti le plus malheureux des mortels.

À peine parus-je aux yeux de Madame de Warens que son air me rassura. Je tressaillis au premier son de sa voix, je me précipite à ses pieds & dans les transports de la plus vive joie je colle ma bouche sur sa main. Pour elle, j’ignore si elle avoit su de mes nouvelles, mais je vis peu de surprise sur son visage & je n’y vis aucun chagrin. Pauvre petit, me dit-elle d’un ton caressant, te revoilà donc ? Je savois bien que tu étois trop jeune pour ce voyage ; je suis bien