Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t10.djvu/154

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du monde & l’esprit de réflexion qui fait tirer parti de cette expérience. C’étoit le sujet favori de ses conversations & c’étoit précisément, vu mes idées chimériques, la sorte d’instruction dont j’avois le plus grand besoin. Nous lisions ensemble la Bruyere : il lui plaisoit plus que la Rochefoucault, livre triste & désolant, principalement dans la jeunesse où l’on n’aime pas à voir l’homme comme il est. Quand elle moralisoit, elle se perdoit quelquefois un peu dans les espaces ; mais en lui baisant de tems en tems la bouche ou les mains je prenois patience & ses longueurs ne m’ennuyoient pas.

Cette vie étoit trop douce pour pouvoir durer. Je le sentois & l’inquiétude de la voir finir étoit la seule chose qui en troubloit la jouissance. Tout en folâtrant Maman m’étudioit, m’observoit, m’interrogeoit & bâtissoit pour ma fortune force projets dont je me serois bien passé. Heureusement que ce n’étoit pas le tout de connoître mes penchants, mes goûts, mes petits talens, il falloit trouver ou faire naître les occasions d’en tirer parti & tout cela n’étoit pas l’affaire d’un jour. Les préjugés même qu’avoit conçus la pauvre femme en faveur de mon mérite reculoient les momens de le mettre en œuvre, en la rendant plus difficile sur le choix des moyens ; enfin tout alloit au gré de mes désirs, grace à la bonne opinion qu’elle avoit de moi ; mais il en fallut rabattre & dès-lors, adieu la tranquillité. Un de ses parens appellé M. d’Aubonne la vint voir. C’étoit un homme de beaucoup d’esprit, intrigant, génie à projets comme elle, mais qui ne s’y ruinoit pas, une espece d’aventurier. Il venoit de proposer au Cardinal de Fleury un plan de lotterie très-composée, qui n’avoit pas été goûté. Il