Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t10.djvu/171

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

oublier ce que l’on avoit dit. C’étoit un samedi ; il y avoit le lendemain musique à la cathédrale. M. le Maître lui propose d’y chanter ; très-volontiers ; lui demande quelle est sa partie ? la Haute-contre, & il parle d’autre chose. Avant d’aller à l’église on lui offrit sa partie à prévoir ; il n’y jetta pas les yeux. Cette gasconnade surprit le Maître : vous verrez, me dit-il à l’oreille, qu’il ne soit pas une note de musique. J’en ai grand’peur, lui répondis-je. Je les suivis très-inquiet. Quand on commença, le cœur me battit d’une terrible force ; car je m’intéressois beaucoup à lui.

J’eus bientôt de quoi me rassurer. Il chanta ses deux récits avec toute la justesse & tout le goût imaginables & qui plus est avec une très-jolie voix. Je n’ai gueres eu de plus agréable surprise. Après la messe M. Venture reçut des complimens à perte de vue des chanoines & des musiciens, auxquels il répondoit en polissonnant, mais toujours avec beaucoup de grâce. M. le Maître l’embrassa de bon cœur ; j’en fis autant : il vit que j’étois bien aise & cela parut lui faire plaisir.

On conviendra je m’assure, qu’après m’être engoué de M. Bâcle, qui tout compté n’étoit qu’un manan, je pouvois m’engouer de M. Venture qui avoit de l’éducation, des talens, de l’esprit, de l’usage du monde & qui pouvoit passer pour un aimable débauché. C’est aussi ce qui m’arriva & ce qui seroit arrivé, je pense, à tout autre jeune homme à ma place, d’autant plus facilement encore qu’il auroit eu un meilleur tact pour sentir le mérite & un meilleur goût pour s’y attacher : car Venture en avoit, sans contredit, & il en avoit sur-tout un bien rare à son âge, celui de n’être point pressé de montrer