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Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t10.djvu/202

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je dormis tranquillement, & après avoir déjeuné le matin & compté avec l’hôte, je voulus pour sept batz à quoi montoit ma dépense lui laisser ma veste en gage. Ce brave homme la refusa ; il me dit que grace au Ciel il n’avoit jamais dépouillé personne, qu’il ne vouloit pas commencer pour sept batz, que je gardasse ma veste & que je le payerois quand je pourrois. Je fus touché de sa bonté ; mais moins que je ne devois l’être & que je ne l’ai été depuis en y repensant. Je ne tardai gueres à lui renvoyer son argent avec des remerciemens par un homme sûr : mais quinze ans après repassant par Lausanne à mon retour d’Italie, j’eus un vrai regret d’avoir oublié le nom du cabaret & de l’hôte. Je l’aurois été voir. Je me serois fait un vrai plaisir de lui rappeller sa bonne œuvre & de lui prouver qu’elle n’avoit pas été mal placée. Des services plus importans sans doute, mais rendus avec plus d’ostentation, ne m’ont pas paru si dignes de reconnoissance que l’humanité simple & sans éclat de cet honnête homme.

En approchant de Lausanne je rêvois à la détresse où je me trouvois, au moyen de m’en tirer sans aller montrer ma misere à ma belle-mere, & je me comparois dans ce pélerinage pédestre à mon ami Venture arrivant à Annecy. Je m’échauffai si bien de cette idée, que, sans songer que je n’avois ni sa gentillesse ni ses talens, je me mis en tête de faire à Lausanne le petit Venture, d’enseigner la musique que je ne savois pas & de me dire de Paris où je n’avois jamais été. En conséquence de ce beau projet, comme il n’y avoit point là de maîtrise où je pusse vicarier & que d’ailleurs je n’avois garde d’aller me fourrer parmi les gens de l’art, je commençai