Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t10.djvu/227

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peuple & contre ses oppresseurs. Cet homme quoique aisé, n’osoit manger le pain qu’il avoit gagné à la sueur de son front & ne pouvoit éviter sa ruine qu’en montrant la même misere qui régnoit autour de lui. Je sortis de sa maison aussi indigné qu’attendri & déplorant le sort de ces belles contrées à qui la nature n’a prodigué ses dons que pour en faire la proie des barbares publicains.

Voilà le seul souvenir bien distinct qui me reste de ce qui m’est arrivé durant ce voyage. Je me rappelle seulement encore qu’en approchant de Lyon je fus tenté de prolonger ma route pour aller voir les bords du Lignon ; car parmi les romans que j’avois lus avec mon pere, l’Astrée n’avoit pas été oubliée & c’étoit celui qui me revenoit au cœur le plus fréquemment. Je demandai la route du Forez, & tout en causant avec une hôtesse, elle m’apprit que c’étoit un bon pays de ressource pour les ouvriers, qu’il y avoit beaucoup de forges & qu’on y travailloit fort bien en fer. Cet éloge calma tout-à-coup ma curiosité romanesque & je ne jugeai pas à propos d’aller chercher des Dianes & des Sylvandres chez un peuple de forgerons. La bonne femme qui m’encourageoit de la sorte m’avoit sûrement pris pour un garçon serrurier.

Je n’allois pas tout-à-fait à Lyon sans vues. En arrivant j’allai voir aux Chasottes Mlle. du Châtelet, amie de Madame de Warens & pour laquelle elle m’avoit donné une lettre quand je vins avec M. le Maître : ainsi c’étoit une connoissance déjà faite. Mlle. du Châtelet m’apprit qu’en effet son amie avoit passé à Lyon, mais qu’elle ignoroit si elle avoit poussé sa route jusqu’en Piémont & qu’elle étoit incertaine elle-même en