Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t10.djvu/293

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& d’émulation pour se développer tout-à-fait, les trouvoit en lui. M. de Conzié avoit peu de disposition pour la musique ; ce fut un bien pour moi : les heures des leçons se passoient à tout autre chose qu’à solfier. Nous déjeunions, nous causions, nous lisions quelques nouveautés & pas un mot de musique. La correspondance de Voltaire avec le Prince Royal de Prusse faisoit du bruit alors ; nous nous entretenions souvent de ces deux hommes célebres dont l’un depuis peu sur le trône s’annonçoit déjà tel qu’il devoit dans peu se montrer & dont l’autre, aussi décrié qu’il est admiré maintenant, nous faisoit plaindre sincérement le malheur qui sembloit le poursuivre & qu’on voit si souvent être l’apanage des grands talens. Le Prince de Prusse avoit été peu heureux dans sa jeunesse & Voltaire sembloit fait pour ne l’être jamais. L’intérêt que nous prenions à l’un & à l’autre s’étendoit à tout ce qui s’y rapportoit. Rien de tout ce qu’écrivoit Voltaire ne nous échappoit. Le goût que je pris à ces lectures m’inspira le desir d’apprendre à écrire avec élégance & de tâcher d’imiter le beau coloris de cet Auteur dont j’étois enchanté. Quelque tems après parurent ses Lettres philosophiques ; quoiqu’elles ne soient pas assurément son meilleur ouvrage, ce fut celui qui m’attira le plus vers l’étude & ce goût naissant ne s’éteignit plus depuis ce tems-là.

Mais le moment n’étoit pas venu de m’y livrer tout de bon. Il me restoit encore une humeur un peu volage, un desir d’aller & venir qui s’étoit plutôt borné qu’éteint & que nourrissoit le train de la maison de Madame de Warens, trop bruyant pour mon humeur solitaire. Ce tas d’inconnus qui lui