Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t10.djvu/335

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Je me dis, je m’en vais jetter cette pierre contre l’arbre qui est vis-à-vis de moi. Si je le touche, signe de salut ; si je le manque, signe de damnation. Tout en disant ainsi je jette ma pierre d’une main tremblante & avec un horrible battement de cœur, mais si heureusement qu’elle va frapper au beau milieu de l’arbre ; ce qui véritablement n’étoit pas difficile ; car j’avois eu soin de le choisir fort gros & fort près. Depuis lors je n’ai plus douté de mon salut. Je ne sais en me rappelant ce fait si je dois rire ou gémir sur moi-même. Vous autres grands hommes qui riez sûrement, félicitez-vous, mais n’insultez pas à ma misere ; car je vous jure que je la sens bien.

Au reste ces troubles, ces larmes, inséparables peut-être de la dévotion, n’étoient pas un état permanent. Communément j’étois assez tranquille & l’impression que l’idée d’une mort prochaine faisoit sur mon ame, étoit moins de la tristesse qu’une langueur paisible & qui même avoit ses douceurs. Je viens de retrouver parmi de vieux papiers une espece d’exhortation que je me faisois à moi-même & où je me félicitois de mourir à l’âge où l’on trouve assez de courage en soi pour envisager la mort, & sans avoir éprouvé de grands maux ni de corps ni d’esprit durant ma vie. Que j’avois bien raison ! Un pressentiment me faisoit craindre de vivre pour souffrir. Il sembloit que je prévoyois le sort qui m’attendoit sur mes vieux jours. Je n’ai jamais été si près de la sagesse que durant cette heureuse époque. Sans grands remords sur le passé ; délivré des soucis de l’avenir, le sentiment qui dominoit constamment dans mon ame étoit de jouir du présent.