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Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t10.djvu/336

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Les dévots ont pour l’ordinaire une petite sensualité très-vive qui leur fait savourer avec délices les plaisirs innocens qui leur sont permis. Les mondains leur en font un crime, je ne sais pourquoi, ou plutôt je le sais bien. C’est qu’ils envient aux autres la jouissance des plaisirs simples dont eux-mêmes ont perdu le goût. Je l’avois ce goût & je trouvois charmant de le satisfaire en sûreté de conscience. Mon cœur neuf encore se livroit à tout avec un plaisir d’enfant, ou plutôt, si j’ose le dire, avec une volupté d’ange ; car en vérité ces tranquilles jouissances ont la sérénité de celles du paradis. Des dîners faits sur l’herbe à Montagnole, des soupés sous le berceau, la récolte des fruits, les vendanges, les veillées à teiller avec nos gens, tout cela faisoit pour nous autant de fêtes auxquelles Maman prenoit le même plaisir que moi. Des promenades plus solitaires avoient un charme plus grand encore, parce que le cœur s’épanchoit plus en liberté. Nous en fîmes une entr’autres qui fait époque dans ma mémoire ; un jour de St. Louis, dont Maman portoit le nom. Nous partîmes ensemble & seuls de bon matin après la messe qu’un Carme étoit venu nous dire à la pointe du jour dans une chapelle attenante à la maison. J’avois proposé d’aller parcourir la côte opposée à celle où nous étions & que nous n’avions point visitée encore. Nous avions envoyé nos provisions d’avance, car la course devoit durer tout le jour. Maman, quoiqu’un peu ronde & grasse ne marchoit pas mal ; nous allions de colline en colline & de bois en bois, quelquefois au soleil & souvent à l’ombre, nous reposant de tans en tans & nous oubliant des heures entieres ; causant de nous, de notre union, de la