Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t10.djvu/347

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jeunesse & elle ménageoit ses agaceries avec tant d’art qu’elle auroit séduit un homme à l’épreuve. J’étois donc fort mal à mon aise & toujours sur le point de m’émanciper. Mais la crainte d’offenser ou de déplaire ; la frayeur plus grande encore d’être hué, sifflé, berné, de fournir une histoire à table & d’être complimenté sur mes entreprises par l’impitoyable Marquis, me retinrent au point d’être indigné moi-même de ma sotte honte & de ne la pouvoir vaincre en me la reprochant. J’étois au supplice ; j’avois déjà quitté mes propos de Céladon dont je sentois tout le ridicule en si beau chemin ; ne sachant plus quelle contenance tenir ni que dire, je me taisois ; j’avois l’air boudeur ; enfin je faisois tout ce qu’il falloit pour m’attirer le traitement que j’avois redouté. Heureusement Madame N***.

[Larnage] prit un parti plus humain. Elle interrompit brusquement ce silence en passant un bras autour de mon cou & dans l’instant sa bouche parla trop clairement sur la mienne pour me laisser mon erreur. La crise ne pouvoit se faire plus à propos. Je devins aimable. Il en étoit tans. Elle m’avoit donné cette confiance dont le défaut m’a presque toujours empêché d’être moi. Je le fus alors. Jamais mes yeux, mes sens, mon cœur & ma bouche n’ont si bien parlé ; jamais je n’ai si pleinement réparé mes torts, & si cette petite conquête avoit coûté des soins à Madame N***.

[Larnage] j’eus lieu de croire qu’elle n’y avoit pas de regret.

Quand je vivrois cent ans je ne me rappellerois jamais sans plaisir le souvenir de cette charmante femme. Je dis charmante, quoiqu’elle ne fût ni belle ni jeune ; mais n’étant