Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t10.djvu/368

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de cœur d’une femme qui m’étoit si chere irritoient ma douleur & qu’en cessant de la voir je m’en sentirois moins cruellement séparé. Je formai le projet de quitter sa maison ; je le lui dis, loin de s’y opposer elle le favorisa. Elle avoit à Grenoble une amie appellée Madame Deybens, dont le mari étoit ami de M. de Mably grand Prévôt à Lyon. M.Deybens me proposa l’éducation des enfans de M. de Mably : j’acceptai & je partis pour Lyon sans laisser ni presque sentir le moindre regret d’une séparation, dont auparavant la seule idée nous eût donné les angoisses de la mort.

J’avois à-peu-près les connoissances nécessaires pour un Précepteur & j’en croyois avoir le talent. Durant un an que je passai chez M. de Mably j’eus le tans de me désabuser. La douceur de mon naturel m’eût rendu propre à ce métier si l’emportement n’y eût mêlé ses orages. Tant que tout alloit bien & que je voyois réussir mes soins & mes peines qu’alors je n’épargnois point, j’étois un ange. J’étois un diable quand les choses alloient de travers. Quand mes éleves ne m’entendoient pas j’extravaguois, quand ils marquoient de la méchanceté je les aurois tués : ce n’étoit pas le moyen de les rendre savans & sages. J’en avois deux ; ils étoient d’humeurs très-différentes. L’un de 8 à 9 ans appellé Ste. Marie, étoit d’une jolie figure, l’esprit assez ouvert, assez vif, étourdi, badin, malin, mais d’une malignité gaie. Le cadet appellé Condillac paroissoit presque stupide, musard, têtu comme une mule & ne pouvoit rien apprendre. On peut juger qu’entre ces deux sujets je n’avois pas besogne faite. Avec de la patience & du sang-froid peut-être aurois-je pu réussir ; mais faute de