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Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t10.djvu/495

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me tenir plongé je n’aperçus plus ni lueur pour me conduire, ni appui ni prise où je pusse me tenir ferme & résister au désespoir qui m’entraînait.

Comment vivre heureux & tranquille dans cet état affreux ? J’y suis pourtant encore & plus enfoncé que jamais, & j’y ai retrouvé le calme & la paix & j’y vis heureux & tranquille & j’y ris des incroyables tourmens que mes persécuteurs se donnent sans cesse tandis que je reste en paix occupé de fleurs, d’étamines & d’enfantillages, & que je ne songe pas même à eux.

Comment s’est fait ce passage ? Naturellement insensiblement & sans peine. La premiere surprise fut épouvantable. Moi qui me sentois digne d’amour & d’estime, moi qui me croyais honoré, chéri comme je méritois de l’être, je me vis travesti tout d’un coup en un monstre affreux tel qu’il n’en exista jamais. Je vois toute une génération se précipiter tout entiere dans cette étrange opinion, sans explication, sans doute, sans honte, & sans que je puisse parvenir à savoir jamais la cause de cette étrange révolution. Je me débattis avec violence & ne fis que mieux m’enlacer. Je voulus forcer mes persécuteurs à s’expliquer avec moi, ils n’avoient garde. Après m’être long-tems tourmenté sans succès, il fallut bien prendre haleine. Cependant j’espérois toujours, je me disais : Un aveuglement si stupide, une si absurde prévention ne sauroit gagner tout le genre humain. Il y a des hommes de sens qui ne partagent pas le délire, il y a des ames justes qui détestent la fourberie & les traîtres. Cherchons, je trouverai peut-être enfin un homme si je le trouve, ils sont confondus.