Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t10.djvu/54

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vie un regard de convoitise. Je le voyois avec plus d’effroi que de plaisir. Je crois bien que cette horreur du vol de l’argent & de ce qui en produit me venoit en grande partie de l’éducation. Il se mêloit à cela des idées secretes d’infamie, de prison, de châtiment, de potence, qui m’auroient fait frémir si j’avois été tenté ; au lieu que mes tours ne me sembloient que des espiégleries & n’étoient pas autre chose en effet. Tout cela ne pouvoit valoir que d’être bien étrillé par mon maître ; & d’avance je m’arrangeois là-dessus.

Mais encore une fois, je ne convoitois pas même assez pour avoir à m’abstenir ; je ne sentois rien à combattre. Une seule feuille de beau papier à dessiner me tentoit plus que l’argent pour en payer une rame. Cette bizarrerie tient à une des singularités de mon caractere ; elle a eu tant d’influence sur ma conduite, qu’il importe de l’expliquer.

J’ai des passions très-ardentes & tandis qu’elles m’agitent rien n’égale mon impétuosité ; je ne connois plus ni ménagement, ni respect, ni crainte, ni bienséance ; je suis cynique, effronté, violent, intrépide : il n’y a ni honte qui m’arrête, ni danger qui m’effraye. Hors le seul objet qui m’occupe l’univers n’est plus rien pour moi ; mais tout cela ne dure qu’un moment, & le moment qui suit me jette dans l’anéantissement. Prenez-moi dans le calme je suis l’indolence & la timidité même : tout m’effarouche, tout me rebute, une mouche en volant me fait peur ; un mot à dire, un geste à faire épouvante ma paresse, la crainte & la honte me subjuguent à tel point, que je voudrois m’éclipser aux yeux de tous les mortels. S’il faut agir je ne sais que faire ; s’il faut parler je ne sais que dire ;