Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t15.djvu/613

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Convenez-en, Monsieur, s’il est bon que de grands génies instruisent les hommes, il faut que le vulgaire reçoive leurs instructions : si chacun se mêle d’en donner, qui les voudra recevoir ? Les boiteux, dit Montaigne, sont mal propres aux exercices du corps ; & aux exercices de l’esprit les ames boiteuses. Mais en ce siecle savant, on ne voit que des boiteux vouloir apprendre à marcher aux autres. Le peuple reçoit les écrits des sages pour les juger, & non pour s’instruire. Jamais on ne vit tant de Dandins. Le théâtre en fourmille ; les cafés retentissent de leurs sentences, ils les affichent dans les Journaux, les quais sont couverts de leurs écrits ; & j’entends critiquer l’Orphelin*

[*Tragédie de M. de Voltaire que l’on jouoit alors.] parce qu’on l’applaudit, à tel grimaud si peu capable d’en voir les défauts, qu’a peine en sent-il les beautés.

Recherchons la premiere source des désordres de la société : nous trouverons que tous les maux des homme leur viennent de l’erreur, bien plus que de l’ignorance, & que ce nous ne savons point, nous nuit beaucoup moins que ce que nous croyons savoir : or quel plus sûr moyen de courir d’erreurs en erreurs que la fureur de savoir tout ? Si l’on n’eût prétendu savoir que la terre ne tournoit pas, on n’eût point puni Galilée pour avoir dit qu’elle tournoit ; si les seuls philosophes en eussent réclamé le titre, l’Encyclopédie n’eût point eu de persécuteurs. Si cent myrmidons n’aspiroient à la gloire, vous jouiriez en paix de la vôtre, ou du moins, vous n’auriez que des rivaux dignes de vous.

Ne soyez donc pas surpris de sentir quelques épines inséparables