Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t16.djvu/228

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jusqu’à me flatter de pouvoir inspirer de l’amour encore, jusqu’à tenter de communiquer enfin ce feu dévorant, mais stérile, dont depuis mon enfance je sentois en vain consumer mon cœur. Je ne l’espérai point, je ne le désirai pas même. Je savois que le tems d’aimer étoit passé ; je sentois trop le ridicule des galans surannés pour y tomber & je n’étois pas homme à devenir avantageux & confiant sur mon déclin, après l’avoir été si peu durant mes belles années. D’ailleurs, ami de la paix, j’aurois craint les orages domestiques ; & j’aimois trop sincèrement ma Thérèse pour l’exposer au chagrin de me voir porter à d’autres des sentimens plus vifs que ceux qu’elle m’inspiroit.

Que fis-je en cette occasion ? Déjà mon lecteur l’a deviné pour peu qu’il m’oit suivi jusqu’ici. L’impossibilité d’atteindre aux êtres réels, me jeta dans le pays des chimères, & ne voyant rien d’existant qui fût digne de mon délire, je le nourris dans un monde idéal que mon imagination créatrice eut bientôt peuplé d’êtres selon mon cœur. Jamais cette ressource ne vint plus à propos & ne se trouva si féconde. Dans mes continuelles extases, je m’enivrois à torrens des plus délicieux sentimens qui jamais soient entrés dans un cœur d’homme. Oubliant tout à fait la race humaine, je me fis des sociétés de créatures parfaites, aussi célestes par leurs vertus que par leurs beautés, d’amis sûrs, tendres, fidèles, tel que je n’en trouvai jamais ici-bas. Je pris un tel goût à planer ainsi dans l’empyrée, au milieu des objets charmans dont je m’étois entouré, que j’y passois les heures, les jours sans compter, & perdant le souvenir de toute autre chose, à peine avois-je