Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t16.djvu/70

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qui me mortifia beaucoup à cause de Carrio, que je vis en être un peu piqué ; & il étoit vrai que sur les vaisseaux marchands on accordoit le salut du canon à des gens qui ne nous valoient certainement pas ; d’ailleurs, je croyois avoir mérité quelque distinction du capitaine. Je ne pus me déguiser, parce que cela m’est toujours impossible ; & quoique le dîner fût très bon & qu’Olivet en fît très bien les honneurs, je le commençai de mauvaise humeur, mangeant peu, & parlant encore moins.

À la premiere santé, du moins, j’attendois une salve : rien. Carrio, qui me lisoit dans l’âme, rioit de me voir grogner comme un enfant. Au tiers du dîner, je vais approcher une gondole. Ma foi, monsieur, me dit le capitaine, prenez garde à vous, voici l’ennemi. Je lui demande ce qu’il veut dire : il répond en plaisantant. La gondole aborde & j’en vais sortir une jeune personne éblouissante, fort coquettement mise & fort leste, qui dans trois sauts fut dans la chambre ; & je la vis établie à côté de moi avant que j’eusse apperçu qu’on y avoit mis un couvert. Elle étoit aussi charmante que vive, une brunette de vingt ans au plus. Elle ne parloit qu’italien ; son accent seul eût suffi pour me tourner la tête. Tout en mangeant, tout en causant, elle me regarde, me fixe un moment, puis s’écriant : Bonne Vierge ! ah ! mon cher Brémond, qu’il y a de tems que je ne t’ai vu ! se jette entre mes bras, colle sa bouche contre la mienne & me serre à m’étouffer. Ses grands yeux noirs à l’orientale lançoient dans mon cœur des traits de feu ; & quoique la surprise fît d’abord quelque diversion, la volupté me gagna