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LETTRE À Mr. LALIAUD.

À Bourgoin le 19 Décembre 1768.

Pauvre garçon, pauvre Sautershaim ! Trop occupé de moi durant ma détresse, je l’avois un peu perdu de vue, mais il n’étoit point sorti de mon cœur, & j’y avois nourri le désir secret de me rapprocher de lui, si jamais je trouvois quelqu’intervalle de repos entre les malheurs & la mort. C’étoit l’homme qu’il me falloit pour me fermer les yeux ; son caractère étoit doux ; sa société étoit simple ; rien de la pretintaille françoise ; encore plus de sens que d’esprit ; un goût sain, formé par la bonté de son cœur, des talens assez pour parer une solitude, & un naturel fait pour l’aimer avec un ami : c’étoit mon homme ; la Providence me l’a ôté ; les hommes m’ont ôté la jouissance de tout ce qui dépendoit d’eux ; ils me vendent jusqu’à la petite mesure d’air qu’ils permettent que je respire ; il ne me restoit qu’une espérance illusoire ; il ne m’en reste plus du tout. Sans doute le ciel me trouve digne de tirer de moi seul toutes mes ressources, puisqu’il ne m’en laisse plus aucune autre. Je sens que la perte de ce pauvre garçon m’affecte plus à proportion, qu’aucun de mes autres malheurs. Il falloit qu’il y, eût une simpathie bien forte entre lui & moi, puis qu’ayant déjà appris à me mettre en garde contre les empressés, je