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Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t17.djvu/60

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l’appartement que j’occupais. Je lui dis enfin que j’étois plus libre chez moi, & que j’aimois mieux passer ma vie à le venir voir. Il approuva cette franchise & ne m’en parla plus. Ô bon milord ! Ô mon digne père ! que mon cœur s’émeut encore en pensant à vous ! Ah ! les barbares ! quel coup ils m’ont porté en vous détachant de moi ! mais non, non, grand homme, vous êtes, & serez toujours le même pour moi, qui suis le même toujours. Ils vous ont trompé, mais ils ne vous ont pas changé.

Milord Maréchal n’est pas sans défaut ; c’est un sage, mais c’est un homme. Avec l’esprit le plus pénétrant, avec le tact le plus fin qu’il soit possible d’avoir, avec la plus profonde connoissance des hommes, il se laisse abuser quelquefois, & n’en revient pas. Il a l’humeur singulière, quelque chose de bizarre, & d’étranger dans son tour d’esprit. Il paraît oublier les gens qu’il voit tous les jours, & se souvient d’eux au moment qu’ils y pensent le moins : ses attentions paraissent hors de propos ; ses cadeaux sont de fantaisie, & non de convenance. Il donne ou envoie à l’instant ce qui lui passe par la tête, de grand prix ou de nulle valeur, indifféremment. Un jeune Genevois, désirant entrer au service du roi de Prusse, se présente à lui : Milord lui donne, au lieu de lettre, un petit sachet plein de pois, qu’il le charge de remettre au roi. En recevant cette singulière recommandation, le roi place à l’instant celui qui la porte. Ces génies élevés ont entre eux un langage que les esprits vulgaires n’entendront jamais. Ces petites bizarreries, semblables aux caprices d’une jolie femme, ne me rendoient milord Maréchal que