Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t2.djvu/116

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mon ame, & me donnoit un sentiment anticipé de la mort. Je voulois vous décrire ce que je verrois. Vain projet ! Je n’ai rien vu que vous, & ne puis vous peindre que Julie. Les puissantes émotions que je viens dépraver coup sur coup m’ont jetté dans des distractions continuelles ; je me sentois toujours où je n’étois point : à peine avois-je assez de présence d’esprit pour suivre & demander mon chemin, & je suis arrivé à Sion sans être parti de Vevai.

C’est ainsi que j’ai trouvé le secret d’éluder votre rigueur & de vous voir sans vous désobéir. Oui, cruelle, quoi que vous ayez sçu faire, vous n’avez pu me séparer de vous tout entier. Je n’ai traîné dans mon exil que la moindre partie de moi-même : tout ce qu’il y a de vivant en moi demeure auprès de vous sans cesse. Il erre impunément sur vos yeux, sur vos levres, sur votre sein, sur tous vos charmes ; il pénetre partout comme une vapeur subtile, & je suis plus heureux en dépit de vous que je ne fus jamais de votre gré.

J’ai ici quelques personnes à voir, quelques affaires à traiter ; voilà ce qui me désole. Je ne suis point à plaindre dans la solitude, où je puis m’occuper de vous & me transporter aux lieux où vous êtes. La vie active qui me rappelle à moi tout entier m’est seule insupportable. Je vois faire mal & vite pour être promptement libre, & pouvoir m’égarer à mon aise dans les lieux sauvages qui forment à mes yeux les charmes de ce pays. Il faut tout fuir & vivre seul au monde, quand on n’y peut vivre avec vous.