Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t3.djvu/220

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& que je ne puis, sans une inexcusable dureté, leur refuser le foible secours qu’ils me demandent. La plupart sont des vagabonds, j’en conviens ; mais je connois trop les peines de la vie pour ignorer par combien de malheurs un honnête homme peut se trouver réduit à leur sort ; & comment puis-je être sûre que l’inconnu qui vient implorer au nom de Dieu mon assistance & mendier un pauvre morceau de pain, n’est pas peut-être cet honnête homme prêt à périr de misere & que mon refus va réduire au désespoir ? L’aumône que je fais donner à la porte est légere. Un demi-crutz [1] & un morceau de pain sont ce qu’on ne refuse à personne ; on donne une ration double à ceux qui sont évidemment estropiés. S’ils en trouvent autant sur leur route dans chaque maison aisée, cela suffit pour les faire vivre en chemin & c’est tout ce qu’on doit au mendiant étranger qui passe. Quand ce ne seroit pas pour eux un secours réel, c’est au moins un témoignage qu’on prend part à leur peine, un adoucissement à la dureté du refus, une sorte de salutation qu’on leur rend. Un demi-crutz & un morceau de pain ne coûtent guere plus à donner & sont une réponse plus honnête qu’un Dieu vous assiste ! comme si les dons de Dieu n’étoient pas dans la main des hommes & qu’il eût d’autres greniers sur la terre que les magasins des riches ! Enfin, quoi qu’on puisse penser de ces infortunés, si l’on ne doit rien au gueux qui mendie, au moins se doit-on à soi-même de rendre honneur à l’humanité souffrante

  1. Petite monnoie du pays.