Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t3.djvu/255

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peine indiscretement prise, tous ces petits prodiges deviennent des esprits sans force & des hommes sans mérite, uniquement remarquables par leur foiblesse & par leur inutilité.

J’entends ces maximes, ai-je dit à Julie ; mais j’ai peine à les accorder avec vos propres sentimens sur le peu d’avantage qu’il y a de développer le génie & les talens naturels de chaque individu, soit pour son propre bonheur, soit pour le vrai bien de la société. Ne vaut-il pas infiniment mieux former un parfoit modele de l’homme raisonnable & de l’honnête homme, puis rapprocher chaque enfant de ce modele par la force de l’éducation, en excitant l’un, en retenant l’autre, en réprimant les passions, en perfectionnant la raison, en corrigeant la nature ?… - Corriger la nature ! a dit Wolmar en m’interrompant ; ce mot est beau ; mais, avant que de l’employer, il faloit répondre à ce que Julie vient de vous dire.

Une réponse très péremptoire, à ce qu’il me semblait, étoit de nier le principe ; c’est ce que j’ai fait. Vous supposez toujours que cette diversité d’esprits & de génies qui distingue les individus est l’ouvrage de la nature ; & cela n’est rien moins qu’évident. Car enfin, si les esprits sont différents, ils sont inégaux ; & si la nature les a rendus inégaux, c’est en douant les uns préférablement aux autres d’un peu plus de finesse de sens, d’étendue de mémoire, ou de capacité d’attention. Or, quant aux sens & à la mémoire, il est prouvé par l’expérience que leurs divers degrés d’étendue & de perfection ne sont point la mesure de l’esprit des hommes ; & quant à la capacité d’attention, elle dépend