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Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t3.djvu/299

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des raisons qui lui aient échappé ? Quand j’ai voulu disputer avec lui, j’ai vu que tout ce que je pouvois employer d’argumens avoit été déjà vainement épuisé par Julie & que ma sécheresse étoit bien loin de cette éloquence du cœur & de cette douce persuasion qui coule de sa bouche. Milord, nous ne ramenerons jamais cet homme ; il est trop froid & n’est point méchant : il ne s’agit pas de le toucher ; la preuve intérieure ou de sentiment lui manque & celle-là seule peut rendre invincibles toutes les autres.

Quelque soin que prenne sa femme de lui déguiser sa tristesse, il la sent & la partage : ce n’est pas un œil aussi clairvoyant qu’on abuse. Ce chagrin dévoré ne lui en est que plus sensible. Il m’a dit avoir été tenté plusieurs fois de céder en apparence & de feindre, pour la tranquilliser, des sentimens qu’il n’avoit pas ; mais une telle bassesse d’âme est trop loin de lui. Sans en imposer à Julie, cette dissimulation n’eût été qu’un nouveau tourment pour elle. La bonne foi, la franchise, l’union des cœurs qui console de tant de maux, se fût éclipsée entre eux. Etait-ce en se faisant moins estimer de sa femme qu’il pouvoit la rassurer sur ses craintes ? Au lieu d’user de déguisement avec elle, il lui dit sincerement ce qu’il pense ; mais il le dit d’un ton si simple, avec si peu de mépris des opinions vulgaires, si peu de cette ironique fierté des esprits forts, que ces tristes aveux donnent bien plus d’affliction que de colere à Julie & que, ne pouvant transmettre à son mari ses sentimens & ses espérances, elle en cherche avec plus de soin à rassembler autour de lui ces douceurs passageres auxquelles il borne sa félicité.