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Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t3.djvu/351

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t’es trompée sur ton caractere & tu n’as pas sçu t’estimer ce que tu valais. Tu t’es fiée aux discours de la Chaillot : sur ta vivacité badine elle te jugea peu sensible ; mais un cœur comme le tien étoit au-dessus de sa portée. La Chaillot n’étoit pas faite pour te connoître ; personne au monde ne t’a bien connue, excepté moi seule. Notre ami même a plutôt senti que vu tout ton prix. Je t’ai laissé ton erreur tant qu’elle a pu t’être utile ; à présent qu’elle te perdrait, il faut te l’ôter.

Tu es vive & te crois peu sensible. Pauvre enfant, que tu t’abuses ! ta vivacité même prouve le contraire ! N’est-ce pas toujours sur des choses de sentiment qu’elle s’exerce ? N’est-ce pas de ton cœur que viennent les grâces de ton enjouement ? Tes railleries sont des signes d’intérêt plus touchans que les complimens d’un autre : tu caresses quand tu folâtres ; tu ris, mais ton rire pénetre l’âme ; tu ris, mais tu fais pleurer de tendresse & je te vois presque toujours sérieuse avec les indifférents.

Si tu n’étois que ce que tu prétends être, dis-moi ce qui nous uniroit si fort l’une à l’autre. Où seroit entre nous le lien d’une amitié sans exemple ? Par quel prodige un tel attachement serait-il venu chercher par préférence un cœur si peu capable d’attachement ? Quoi ! celle qui n’a vécu que pour son amie ne sait pas aimer ! celle qui voulut quitter pere, époux, parents & son pays, pour la suivre, ne sait préférer l’amitié à rien ! & qu’ai-je donc fait, moi qui porte un cœur sensible ? Cousine, je me suis laissé aimer ; & j’ai beaucoup fait, avec toute ma sensibilité, de te rendre une amitié qui valût la tienne.