Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t3.djvu/368

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faite a été de t’aimer. Dès nos premiers ans mon cœur s’absorba dans le tien. Toute tendre & sensible que j’eusse été, je ne sçus plus aimer ni sentir par moi-même. Tous mes sentimens me vinrent de toi ; toi seule me tins lieu de tout & je ne vécus que pour être ton amie. Voilà ce que vit la Chaillot ; voilà sur quoi elle me jugea ; réponds, cousine, se trompa-t-elle ?

Je fis mon frere de ton ami, tu le sais : l’amant de mon amie me fut comme le fils de ma mere. Ce ne fut point ma raison, mais mon cœur qui fit ce choix. J’eusse été plus sensible encore, que je ne l’aurois pas autrement aimé. Je t’embrassois en embrassant la plus chére moitié de toi-même ; j’avois pour garant de la pureté de mes caresses leur propre vivacité. Une fille traite-t-elle ainsi ce qu’elle aime ? Le traitois-tu toi-même ainsi ? Non, Julie, l’amour chez nous est craintif & timide ; la réserve & la honte sont ses avances, il s’annonce par ses refus, & sitôt qu’il transforme en faveurs les caresses, il en sait bien distinguer le prix. L’amitié est prodigue, mais l’amour est avare.

J’avoue que de trop étroites liaisons sont toujours périlleuses à l’âge où nous étions lui & moi ; mais tous deux le cœur plein du même objet, nous nous accoutumâmes tellement à le placer entre nous, qu’à moins de t’anéantir nous ne pouvions plus arriver l’un à l’autre. La familiarité même dont nous avions pris la douce habitude, cette familiarité dans tout autre cas si dangereuse, fut alors ma sauve-garde. Nos sentimens dépendent de nos idées, & quand elles