Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t3.djvu/369

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ont pris un certain cours, elles en changent difficilement. Nous en avions trop dit sur un ton pour recommencer sur un autre ; nous étions déjà trop loin pour revenir sur nos pas. L’amour veut faire tout son progrès lui-même, il n’aime point que l’amitié lui épargne la moitié du chemin. Enfin, je l’ai dit autrefois & j’ai lieu de le croire encore, on ne prend guere de baisers coupables sur la même bouche où l’on en prit d’innocens.

À l’appui de tout cela vint celui que le Ciel destinoit à faire le court bonheur de ma vie. Tu le sais, cousine, il étoit jeune, bien fait, honnête, attentif, complaisant ; il ne savoit pas aimer comme ton ami ; mais c’étoit moi qu’il aimoit & quand on a le cœur libre, la passion qui s’adresse à nous a toujours quelque chose de contagieux. Je lui rendis donc du mien tout ce qu’il en restoit à prendre & sa part fut encore assez bonne pour ne lui pas laisser de regret à son choix. Avec cela, qu’avois-je à redouter ? J’avoue même que les droits du sexe joints à ceux du devoir porterent un moment préjudice aux tiens & que livrée à mon nouvel état je fus d’abord plus épouse qu’amie ; mais en revenant à toi je te rapportai deux cœurs au lieu d’un & je n’ai pas oublié depuis, que je suis restée seule chargée de cette double dette.

Que te dirai-je encore, ma douce amie ? Au retour de notre ancien maître, c’étoit, pour ainsi dire une nouvelle connoissance à faire : je crus le voir avec d’autres yeux ; je crus sentir en l’embrassant un frémissement qui jusque-là m’avoit été inconnu ; plus cette émotion me fut délicieuse, plus elle